Pauvres créatures

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Fervent scrutateur de nos mesquines turpitudes, Lánthimos semblait avoir trouvé dans La Favorite un nouveau ton, en plus d’une nouvelle muse, en conciliant son cynisme corrosif avec une écriture plus policée, susceptible de toucher un plus large public. Vilenies du pouvoir, de l’amour et du désir, qui vont souvent de pair, s’y répondaient dans un réjouissant jeu de massacre, amoral et judicieusement déroutant. En reconduisant Emma Stone, au milieu d’autres stars, dans son univers dérangé, Pauvres créatures arbore une nouvelle promesse de spectacle et de plaisir tenue haut la main – c’est le moins qu’on puisse dire – mais hélas aux dépens d’un vrai trouble, d’une puissance transgressive.

La matière du roman source éponyme d’Alasdar Gray, créature livresque postmoderne, bouffie de foutraques hypertextes, offrait pourtant de quoi dérailler : l’histoire dans une époque victorienne fantasmée d’une création contre-nature, par un chirurgien dément (Willem Dafoe), pastiche de Frankenstein répondant ironiquement au nom de Godwin Baxter. Née du cadavre d’une pauvre suicidée enceinte et du cerveau foetal que Godwin substitua au feu cerveau maternel, Bella Baxter (Emma Stone) est donc une jeune femme hors-normes, retardée mais ravissante, avide de découvertes. Surtout après qu’elle a fourré sa main dans quelque creux inexploré. Lassée de son confinement surveillé chez Godwin, l’aventurière en herbe, ignorante du monde et débordante d’appétit, décide d’accompagner Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), médiocre avocat mais jouisseur remarquable, pour un voyage à Lisbonne. Commence alors l’épopée baroque et picaresque de la pétulante héroïne, mue par une insatiable libido sciendi-sentiendi (désir de connaître couplé avec désir érotique) par laquelle s’affirme peu à peu son autonomie.

Du roman d’Alasdar Gray, Lánthimos n’extrait ainsi pas seulement l’exubérance esthétique et intermédiatique, au carrefour du gothique, du décadentisme fin de siècle – et son goût du beau bizarre – et du futurisme pictural, qu’il transpose généreusement dans un expressionnisme bariolé. Il déploie une fable initiatique féministe qui postule le plaisir et le désir libidinal comme agents de la connaissance, soit ipso facto de la liberté. Si cette réinvention composite, contemporaine et féminine du projet humaniste, à la croisée des pensées de Rabelais, de Sartre ou de Shelley, a de quoi séduire, le tout enrobé d’irrévérence toujours hilarante portée par un casting à l’acmé de sa force comique, elle sous-tend aussi ses limites.

Sans doute pleinement investi par son récit d’émancipation, Lánthimos cède au consensuel, sans jamais réussir à s’en échapper. Un comble pour un film dont la protagoniste incarne un élan subversif, étranger aux convenances dans une société régie par la valeur coercitive, dont chaque homme de l’histoire, à des degrés divers, semble être le garant. On reconnaîtra toutefois la pertinence de Pauvres créatures dans ce qu’il révèle peut-être, à travers le parcours sensuel de Bella qu’embrassent par ailleurs les couleurs débridées, de l’état présent d’une pensée féministe, qui situe la jouissance au fondement de l’épanouissement de soi. Héroïne féministe, Bella s’érige aussi en nouvelle héroïne de nos temps égotistes.

Pauvres créatures / de Yórgos Lánthimos / avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo / Irlande, Grande Bretagne, U.S.A / 2h21min / Sortie le 17 janvier 2024.

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