
La réalisatrice, Sofia Exarchou, s’attarde à capturer des corps en mouvements. Le film débute par une série de plans, resserrés sur des fragments : une paire de jambes en l’air, un buste d’où perlent des grains de sable, et un aquarium contenant des poissons vivants. Ainsi, elle met en place une mise en scène à fleur de peau, créant un lien entre l’enfermement des êtres aquatiques, tournant en rond dans leur bocal, et celui de sa protagoniste, Kalia, prisonnière mentalement d’un rythme de vie effréné, et physiquement de l’île grecque au sein de laquelle se déroule l’intrigue.
Animal nous invite à entrer dans les coulisses d’un hôtel all-inclusive, où l’équipe d’animateurs dont fait partie Kalia se démène pour proposer des spectacles toujours plus innovants afin de satisfaire la demande des touristes. Du soir au matin (car beaucoup de scènes ont lieu la nuit), au milieu des paillettes, des costumes plus kitschs les uns que les autres, les jeunes gens venus remplumer leur salaire durant l’été, répètent avec acharnement, se produisent sur scène, inventent des chorégraphies, et chantent. La reine de la soirée, c’est Kalia, investissant les lieux de sa silhouette frêle et de son déhanché remarquable. Elle travaille ici depuis une dizaine d’années, mais arrive au bout du rouleau.
Alors, pour faire face à la monotonie de son quotidien fiévreux, elle s’enivre, bientôt comme une droguée, de l’ambiance du monde de la nuit. Une fois le show terminé, elle hante les night-club, se donne aux hommes qu’elle rencontre, et tous se succèdent, puis finissent par partir, car ce ne sont que des coups d’un soir, aussi vite qu’ils sont entrés, dans sa vie faite de va-et-vient. Le montage est rythmé, saccadé, haletant, comme une respiration qui ne parvient plus à suivre le tempo qu’impose le corps : Kalia répète d’ailleurs plusieurs fois à l’un de ses partenaires qu’il ne faut pas oublier de respirer. Ironie de la situation ? Elle arrive à un stade où son anatomie cède : c’est d’une violence et d’une brutalité inouïe. Mais Kalia ne s’écoute pas, l’addiction grandit, et avec elle son lot de remords, et de désillusions.
Un soir, elle chante dans un bar proposant un karaoké. La scène a lieu à la fin du film, et l’on saisit véritablement à cet instant, les causes profondes et intimes qui animent Kalia à dépasser sans cesse ses limites physiques, à ne pas fermer l’oeil, à rester stoïque devant son manque de sommeil, à toujours chercher à s’exalter, de vin, de sexe, de danse : ce qu’elle dévoile, cette nuit-là, par l’intermédiaire de la chanson, relève d’une confession : elle ment en prétendant être venue sur l’île durant quelques jours, et se fait passer pour une touriste. En réalité, le masque trahit son visage : elle colore et romantise sa vie. La fête continuelle dans laquelle elle évolue – et dont on ne comprend pas réellement le sens – s’éclaire. Au lieu d’assumer son rôle, sa quasi servitude pour l’hôtel, et ses pensionnaires, elle devient le temps de quelques rimes, comme tous ces gens pour lesquels elle travaille sans relâche, peut-être insouciante, du moins de passage, non ancrée à cette terre où la population locale obéit au bon vouloir fantaisiste de ceux qui la visitent. Elle devient privilégiée, sort du système, se donne ce qu’elle aurait toujours voulu avoir : un peu de magie, un éblouissement. Dès lors, son train de vie ne peut être expliqué que dans une volonté de poser un cache sur la réalité, d’en édulcorer les contours, pour oublier d’où elle vient, sa condition.
C’est donc une déclaration comme une introspection, qui laisse place à une séquence, qui a cette fois lieu dans l’hôtel : un nouveau spectacle est sur le point de commencer, mené non pas par Kalia, mais par l’une des employées venue pour l’été, Eva, avec qui elle a sympathisé (on croirait presque, de par certains regards, au début d’une histoire homosexuelle). Eva occupe la scène, son dos s’empare du cadre : un changement de position a lieu. Kalia n’est plus à l’écran ; une autre l’a remplacée, ouvrant sur le même destin tragique : une fuite vers l’extraordinaire, contrebalançant l’ennui ambiant, mais somme toute, chimérique.
De Sofia Exarchou / Avec Dimitra Vlagkopoulou, Flomaria Papadaki, Ahilleas Hariskos / Grèce, Autriche, Bulgarie, Roumanie, Chypre / 1h56 / Sortie le 17 janvier 2024.