
En début d’année dernière, Charlotte Wells avait déjà, par le médium du cinéma, brisé toute logique temporelle en se mettant en scène avec le personnage de son père, au même âge, le temps d’une soirée. En ce début d’année 2024, un autre britannique, Andrew Haigh, nous propose de pousser le curseur plus loin en racontant l’histoire d’Adam, un jeune scénariste solitaire qui, parfois, va rendre visite à ses parents, décédés depuis longtemps.
Adam n’est pas le premier homme sur terre, mais le premier habitant d’un grand immeuble de la périphérie londonienne. Il ne regarde la ville que de derrière une immense baie vitrée, comme depuis l’intérieur d’un aquarium, dans lequel il bulle à longueur de journée. Mais dès lors qu’Adam écrit sur ses parents, il se projette dans un petit village du sud et, dans la maison de son enfance, il retrouve ses parents, à l’âge qu’ils avaient lorsqu’ils sont morts brutalement dans un accident de voiture. Lui, qui n’en avait que 12 à l’époque, est maintenant plus âgé qu’eux et en mesure de discuter, de poser toutes ces questions laissées sans réponse. En parallèle de ces conversations plutôt apaisantes avec ces fantômes rassurants, il entame une relation avec son unique voisin, un jeune homme étrangement seul, étrange et seul. Lui aussi un peu fantasmagorique, il apparait et disparait subitement. Lorsque le spectateur comprend (il ne lui faut pas longtemps, puisqu’on le lui dit très clairement), que les parents d’Adam sont morts, il n’est pas bien difficile de concevoir qu’il en est de même pour son triste amant ; voire qu’Adam lui-même n’a pas survécu à l’accident. Mais avec un séquençage un peu seriel, Andrew Haigh tente de faire de ces éléments narratifs simplistes d’incroyables révélations. Si le metteur en scène avait fait plus confiance à ses spectateurs, il aurait pu réellement lui raconter une histoire de fantômes et non utiliser tout son film pour lui rabâcher qu’il s’agit effectivement d’une histoire mais… de fantômes. Dans Sans jamais nous connaître, ce qui aurait dû être un point de départ est traité comme une finalité.
Il en est de même pour les dialogues entre Adam et ses parents. À savoir, le questionnement un peu facile : « Qu’auraient-ils pensé de moi et auraient-ils été fiers ? », aurait pu – et dû – être une source de digressions fascinantes. Mais Andrew Haigh continue de penser son postulat originel comme merveilleusement intéressant et le prive donc de toute évolution. Ainsi, ces séquences, où chaque réplique est elle aussi prévisible, ne sont rendues touchantes que par l’immense talent des interprètes ; avec en ligne de mire Andrew Scott, que le cinéaste dirige admirablement. Les yeux incroyablement sombres de l’acteur britannique reflètent ici soit un vide abyssal et terrifiant, soit une étincelle salvatrice et enfantine. À ses côtés, Paul Mescal incarne l’amant maudit et sacrifié. Un choix de casting étonnant et risqué tant les deux acteurs ont un jeu qui, dans certains registres, repose sur des codes similaires. Ils pouvaient donc mutuellement ou respectivement s’effacer, mais on s’éprend finalement assez facilement de ce couple improbable.
Pourtant, lorsqu’on aimerait plus de scènes d’exposition, plus de contexte narratif sur ces deux âmes seules et leur collision, le réalisateur ne nous offre que du charnel formel (on ne s’en plaint certes pas). Mais quand cette rencontre nous intrigue, il la délaisse au profit de la famille, et une fois que celle-ci nous a captivé, on s’en revient aux amants. Andrew Haigh semble ne jamais savoir, ni même comprendre, ce que les spectateurs voudraient voir et, plus tragiquement, ce qu’il faut leur montrer. Sans jamais nous connaitre culmine donc dans une excellente scène de folle soirée londonienne sur le génial Death of a Party de Blur avant de s’affaisser complètement de nouveau. Un point de croisement pour deux récits qui ne s’incarnent jamais vraiment et se terminent, aussi bien l’un que l’autre, plus dans le kitsch que l’on redoute que dans la folie que l’on devine.
Malgré tout, l’œuvre d’Andrew Haigh est, dans sa forme, bien plus dense que dans son fond. Le réalisateur filme constamment ses personnages au travers de vitres, les rendant flous ou multiples : ombres d’eux mêmes et reflets des autres. Il cultive dans tous ses plans un art du scintillement ; dans une histoire sombre, la lumière transperce miraculeusement et le son, lui aussi, vacille entre celui du cristal et du crissement. Sans jamais nous connaitre est donc un film assez envoûtant, que l’on ne peut s’empêcher de trouver gâché par un scénario qui n’est jamais à la hauteur de sa réalisation, et encore moins de ses interprètes.
Sans jamais nous connaître / De Andrew Haigh / Avec Andrew Scott, Paul Mescal, Claire Foy et Jamie Bell / 1h45 / Royaume-Uni / Sortie le 14 février 2023.