
Dix ans après le remarqué Timbuktu, Abderrahmane Sissako vient dresser le portrait sensible et empreint de poésie d’une jeune femme ivoirienne, Aya, qui émigre en Asie, après avoir dit non le jour de son mariage. On retrouve le thème cher au cinéaste de l’exil, porté par une histoire d’amour entre les deux protagonistes de Black Tea : Cai, chinois d’une quarantaine d’années, gérant d’un magasin de thé, qui enseigne à Aya les règles et coutumes liées à sa préparation et sa dégustation.
Dès le premier plan (une fourmi noire qui grimpe sur la robe de mariée immaculée d’Aya) le film s’ancre dans le lyrisme : il y a une tâche (l’insecte) sur le tissu laiteux. On reconnaît le goût de Sissako pour les métaphores : déjà, dans Timbuktu, la séquence d’ouverture suivait la traque d’une gazelle (symbole de la féminité) par des djihadistes. C’est d’une autre manière, bien que finalement similaire en quelques points, qu’est traitée la femme ici : son premier geste exprimant une révolte contre l’ordre établis ; une parole prononcée devant une foule, qui vient caractériser le personnage principal dans ce qu’il promeut de liberté, d’insoumission, de rébellion.
Suite au refus des vœux l’unissant à son fiancé, Aya est capturée, avançant dans les rues sous le regard incrédule des passants. L’image se dilate tandis qu’apparaît en superposition un travelling capturant ce qui ressemble aux allées commerçantes de Guangzhou, le quartier de la Little Africa, où vit une importante diaspora africaine. Nous n’en saisissons pas immédiatement le sens, jusqu’à ce que ce procédé se répète, et devienne la signature esthétique du film. Beaucoup de plans sont composés en jouant sur la surimpression que permettent les reflets des vitrines : les personnages évoluent dans un halo de reflets rouges et dorés. C’est la fin qui apporte une réponse à cet univers lumineux, presque flouté, et miroitant.
Plus que l’histoire d’amour entre Aya et Cai, qui a déjà débuté quand on s’arrête sur le parcours d’Aya en Asie, le réalisateur s’attarde à capturer la vie des habitants du « Chocolate City ». La caméra est volatile, embrasse là une vendeuse de valises, qui réorganise sa vitrine, ici un riche homme d’affaire d’origine arabe, qui achète en masse des abayas et des sous-vêtements féminins, et enfin un policier se livrant à son coiffeur… Il y a une sorte de composition en association libre, où les liens narratifs paraissent dissolus, inexpliqués, voire même hasardeux. Peut-être parce que ce qui constitue le motif de l’histoire (cette relation amoureuse entre Cai et Aya) n’est qu’une parenthèse enchantée, une échappatoire, qui ne doit pas perdurer.
Le thé apparaît comme le liant des deux amants : sans effusion, toujours dans la distance, et les manières retenues. Il y a une extrême sensualité dans la manière dont il est mis en scène : Cai fait sentir les feuilles séchées à Aya, son visage frôle alors la paume de ses mains, puis il lui apprend à se servir d’une théière, à la manipuler sans se brûler, avant de se courber au-dessus d’elle et d’accompagner ses mouvements. C’est presque une danse, charnelle, pour célébrer la tradition du le service du thé.
Il y a toutefois des maladresses scénaristiques: lorsque Cai fait part à Aya de sa passion pour le thé noir, dont il compare l’effet à celui que provoque en lui la jeune femme – c’est un peu gros, un peu attendu. Le jeu des acteurs pèche dans certaines scènes, surtout lorsque l’actrice principale s’exprime en français, même si l’on soulignera toutefois sa prouesse de d’employer trois langues différentes ! Black Tea est donc un film intime, au rythme lent, qui développe poétiquement les usages et coutumes chinoises, en prenant pour appui la relation qui unit Cai et Aya, car plus que de l’homme, c’est peut-être de la culture dont Aya tombe amoureuse.
De Abderrahmane Sissoko / Avec Nina Mela, Han Chang, Wu Ke-Xi/ France, Luxembourg, Taiwan / 1h49 / Sortie le 28 février 2024.