
Seul, au bord d’une autoroute, ses chaussures posées sur le crâne, Gabriel marche en direction des édifices urbains de San Francisco. Il croise alors un motard qui accepte de le déposer près de chez lui. Pourtant, Gabriel n’a pas de chez-soi. Originaire du Nigeria et exilé aux États-Unis suite à la guerre civile qui sévit dans son pays, il se retrouve malgré lui au cœur d’une communauté en proie aux émeutes, suite aux assassinats de Martin Luther King et de Bobby Hutton en 1968. Malgré ce contexte propice à un pamphlet socio-politique, David Schickele propose avec Bushman une étonnante déviation du regard, qui s’éloigne de l’ampleur d’une telle lutte pour embrasser une touchante individualité. Les émeutes restent donc hors-champ, vaguement mentionnées par instants, face aux déambulations nonchalantes de Gabriel, qui occupent l’ensemble du long-métrage.
Fruit d’une savante alternance entre fiction improvisée et filmage instinctif, le dispositif de Bushman rappelle le travail du trio Morris Engel, Ruth Orkin et Raymond Abrashkin sur Le Petit Fugitif ou de John Cassavetes sur Shadows, dans leur capacité à bâtir des formes libres qui épousent l’errance des personnages. Témoignages face-caméra et salutations des passants à la caméra, le long-métrage réussit, par une constante diffraction du matériel fictionnel, à toucher à la réalité de son personnage et de son acteur, Paul Eyam Nzie Okpokam. Son visage triste comme son détachement imposent une émotion singulière car née d’un vertige : à quel moment se termine la fiction de Gabriel et commence le documentaire de Paul ?
Décrit ainsi, Bushman sonnerait paradoxalement déconnecté du monde extérieur, puisqu’il éviterait vraisemblablement le sujet de la révolte noire-américaine, mais ce serait oublier que Schickele loge dans cette errance un subtil questionnement esthétique et politique. En dénonçant l’objectification du corps noir, que ce soit par l’intermédiaire d’un riche blanc cherchant à payer Gabriel pour coucher avec lui ou par la fausse bienveillance de la gauche bourgeoise, le cinéaste semble mettre en doute son propre regard d’homme blanc en prenant une distance bienvenue dans la fabrication du film. L’improvisation évoquée plus tôt n’est ici pas tant un moteur artistique qu’une manière pour Paul Eyam Nzie Okpokam et les autres interprètes de se réapproprier leur individualité par le prisme du cinéma.
La victoire définitive du réel sur la fiction, lors d’un dernier acte bouleversant, n’est malheureusement pas celle espérée. Arrêté par la police et expulsé des États-Unis pendant le tournage, Paul disparaît du film et laisse David Schickele reprendre sa place de témoin face-caméra. La production de Bushman s’en trouve bouleversée, mais le récit, lui, suit une courbe logique : la réalité n’aura fait que l’amener plus rapidement vers sa cruelle conclusion.
Bushman / De David Schickele / Avec Paul Eyam Nzie Okpokam, Elaine Featherstone, Jack Nance / USA / 1h13 / Sortie le 22 avril 2024.