Jusqu’au bout du monde

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Guerre de sécession. « La mer, on ne la possède pas », jette Vivienne (Vicky Krieps) à Olsen (Viggo Mortensen), qui la demande en mariage avant de s’enrôler dans l’armée de l’Union. Un départ sur un mode non héroïque, un engagement pour une désertion. Désertion du foyer, de la guerre quotidienne, d’une vie simple en marge de la violence. Et de l’amour. Beau et salutaire parti pris de Viggo Mortensen dans ce Jusqu’au bout du monde, deuxième long métrage où l’on retrouve la sensibilité du premier, cette fois au cœur du Nevada, pour un western aux nobles ambitions qui risque hélas de plonger plus d’un jusqu’au bout de l’ennui.

Intrépide et indépendante, Vivienne n’a pas besoin d’être sauvée, n’attend pas que l’on se batte pour elle. Ou pour quoi que ce soit d’autre. Autour d’elle, pourtant, les hommes prennent les armes et s’y perdent. Son père d’abord, mort pendu semble-t-il par l’oppresseur britannique. Et plus tard, son amant danois éclairé, taciturne, à la virilité a priori tranquille, que Vivienne élit au détriment d’un autre, jeune bourgeois fervemment acquis à la destinée manifeste. Expansionniste, batailleur, encore (du moins en parole), qu’elle rejette pour bâtir avec Olsen leur locus amoenus. C’est pourquoi son départ connote une défaite, au prix incommensurable. À mesure que se déploie le récit, qui tresse, au fil d’allers-retours temporels, passé et présent noués autour du décès en ouverture de l’héroïne, l’image mentale inaugurale et surprenante du chevalier dans les bois se découvre.

L’analogie tacite entre le chevalier médiéval et le héros de western, évidente en ce qu’ils portent des valeurs et des attributs partagés (la solitude, l’esprit d’aventure, la prouesse ou l’itinérance), ravive la mémoire d’un amour idéal et révolu, la fin’amor, soumettant l’homme à la volonté de sa dame, tout en faisant du cow-boy une figure du passé, héritière d’un monde archaïque. Cette image contiguë à la mort de « la dame » Vivienne embaume Jusqu’au bout du monde d’une mélancolie sourde mais omniprésente, empreinte d’une culpabilité qui hante chaque pointe de présent, perceptible dans l’immixtion continue d’analepses abruptes. Telles les vagues de la mer qu’Olsen compare à sa bien-aimée, et que l’on rejoindra lors d’une séquence finale allégorique. Une culpabilité donc, pour le shérif danois, d’avoir manqué ce qui comptait. Et que ne rachètera pas la vengeance.

Par ce lyrisme sombre et délicat, Mortensen trouve un interstice de singularité qui s’inscrit toutefois, sans le renouveler plus avant, dans cet horizon moderne du western critique, entériné par Impitoyable (Clint Eastwood, 1992), qui envisage le genre sous le régime du remords historique et de la rédemption civilisationnelle. L’approche minimaliste du film, à rebours de l’épique, peine immanquablement à se faire une place malgré sa pertinence, tandis qu’en 2010 Kelly Reichardt parachevait peut-être avec La Dernière piste cette sensibilité « récessionniste », anti-spectaculaire et réflexive.

Mais la faute qui maintient le film au rang des œuvres moyennes se loge dans sa mise en scène si peu inspirée, aux antipodes de ses velléités iconoclastes. Et si, comme l’écrit Alain, « c’est le contenu ou la matière, par la résistance même, qui fait la forme belle » (Propos sur l’esthétique, 1923), osera-t-on rapporter cette tiédeur formelle aux carences d’un fond politiquement convenu, aux échos intrinsèquement restreints, déjà richement et plus audacieusement explorés.

Jusqu’au bout du monde / de Viggo Mortensen / Viggo Mortensen, Vicky Krieps, Solly McLeod / Canada, Mexique, U.S.A/ 2h09min / Sortie le 1er mai 2024.

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