Travail au noir

Rétrospective Jeremy Irons

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Nowak et trois autres ouvriers polonais sont envoyés en Angleterre pour rénover au noir la maison de leur patron. Seul à parler anglais parmi eux, Nowak est en charge du petit groupe, mais cette responsabilité lui pèse. Lorsqu’il apprend que l’armée a pris le pouvoir en Pologne, il décide de ne pas prévenir ses camarades.

Quand le réalisateur Jerzy Skolimowski apprend que la loi martiale a été instaurée en Pologne, en 1981, il habite à Londres et vient de faire rénover sa maison par des ouvriers polonais. Il imagine le scénario presque immédiatement, et le coécrit comme un cadavre exquis avec quelques compatriotes. Sur ce scénario, il récolte la moitié des fonds nécessaires pour faire le film. Mais il lui faut un acteur : sur la BBC, il voit Jeremy Irons jouer dans une série. Frappé par son visage expressif, il le contacte. L’acteur est enthousiasmé par le projet, mais ne dispose que d’un mois pour tourner ; et si celui-ci accepte le film, un second producteur annonce qu’il accepterait d’apporter l’argent manquant. La production est donc immédiatement lancée, et le film sera bouclé en temps et en heure, pour aller recevoir le prix du scénario au festival de Cannes.

Le rôle de Jeremy Irons dans Travail au noir est donc, au-delà du personnage qu’il incarne, une donnée structurante du projet. On avait besoin de lui pour que le film se fasse, et le temps limité qui lui restait avant son tournage suivant a créé le sentiment d’urgence dans lequel le film a dû être tourné. Une urgence qui transparaît dans la mise en scène et dans le jeu de l’acteur, et qui correspondait bien au besoin ressenti par Skolimowski d’écrire sur un événement extrêmement récent, et à l’issue encore incertaine.

Sur le plan artistique, on pourrait pourtant se demander pourquoi le réalisateur polonais s’est imposé une telle contrainte. Le choix d’un acteur anglais aux allures d’aristocrate pour incarner un ouvrier polonais immigré ne semble pas évident. Mais une fois devant le film, on n’imagine pas quelqu’un d’autre à la place d’Irons. Le scénario déjà le légitime : Nowak est le seul des ouvriers à parler anglais. Mais c’est surtout l’usage qui est fait de la langue qui montre l’intelligence du réalisateur. Le protagoniste est le seul des ouvriers dont le spectateur comprend les dialogues – et les monologues intérieurs, également dans la langue de Shakespeare. Celle-ci n’est donc pas seulement une langue réelle parlée par une partie des personnages, mais aussi la langue symbolique de la pensée de Nowak. Travail au noir fait partie de ces films dans lesquels l’action entière est considérée du seul point de vue de leur protagoniste, selon une subjectivité irréductible. Jamais la caméra ne s’en éloigne, et Jeremy Irons devient notre perspective, notre prisme sur le monde grisâtre et étrange de Londres où il est plongé.

Nowak le dit : « Je parle leur langue, mais je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire ». Travail au noir est un film sur l’impossible communication. Les dialogues en polonais sont succincts, non traduits, distants. Les dialogues en anglais sont compréhensibles mais étranges, mettent mal à l’aise. Nowak est seul au monde, et d’une certaine manière, il est le seul personnage du film, tous les autres acteurs incarnant plus des silhouettes que des seconds rôles. Il est le maître de son équipe, le censeur, qui invente des conversations téléphoniques avec un pays avec lequel il ne peut plus parler non plus, brûle les lettres démoralisantes, ment sur l’heure qu’il est pour encourager les autres ouvriers à se lever plus tôt. Il gère le maigre budget de l’équipe, entame sa part pour financer les travaux – un bon père de famille aux tendances dictatoriales.

Jeremy Irons est en résumé l’astre froid autour duquel gravite le film : un astre cependant de plus en plus isolé, car au lieu de se familiariser progressivement avec son nouvel environnement, Nowak voit son monde se faire de plus en plus étroit, au point de s’aliéner ses camarades et seuls alliés. Toujours plus renfermé sur lui-même, l’ouvrier est prisonnier de ses mensonges, de ses arrangements, de ses arnaques, dans un monde qui le dépasse et dans lequel il se débat comme il peut, à l’image de cette maison dont la rénovation sans fin est régulièrement ralentie par des événements incontrôlables : une fuite qui se transforme en torrent, une électrocution, un énorme tas de déchets de chantiers dont on ne sait comment se débarrasser. Une belle métaphore politique, où ce Jeremy Irons à la voix désincarnée et lasse, au visage pâle et inquiet, aux grands yeux noirs et aux longues mains blanches et fébriles, se perd – et dans laquelle nous nous perdons avec lui.

Travail au noir / De Jerzy Skolimowski / Avec Jeremy Irons, Eugene Lipinski, Jiri Stanislav / Royaume-Uni / 1h34 / 1982. Disponible sur La Cinetek.

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