Faux mouvement

Rétrospective Wim Wenders

© im Wenders Stiftung, Albatros Produktion, Solaris Film, WestDeutscher Rundfunk (W.D.R.)

Un an après l’errance de deux solitaires dans Alice dans les villes, Wim Wenders retrouvait celui qui deviendra son acteur fétiche, le blond taciturne et séduisant Rudiger Vögler, dans Faux mouvement, nouveau road movie cette fois-ci en couleurs mais autrement plus grisâtre dans le ton, épaississant un style et un univers fondés sur le sentiment postmoderne de l’épuisement et celui romantique du désenchantement, sources d’un besoin immodéré de mouvement.

Aspirant écrivain, le jeune Wilhelm (Rüdiger Vogler) s’ennuie chez sa mère, au nord de l’Allemagne. Quittant le domicile familial, il rencontre dans un train pour Bonn un couple d’artistes, Laertes (Hans Christian Blech) et Mignon (Natassja Kinski), avant d’être rejoint par une actrice, Therese Farner (Hanna Schygulla), et un jeune poète, Bernhard Landau (Peter Kern). Commence alors une pérégrination au cœur des Alpes bavaroises, un voyage initiatique dont l’enjeu est pour Wilhelm, comme pour chacun, la quête d’un lien renouvelé avec le monde.

Le personnage de Bernhard exprime cette crise qui innerve le film : « Pourquoi faut-il qu’entre moi et le monde, il y ait une si immense différence ? ». C’est cette même interrogation, ce même malaise qui ronge Wilhelm. Un malaise qui a tout du « vague des passions » selon Chateaubriand : une mélancolie née d’un hiatus entre ce que l’homme désire et ce que le monde, vidé de sens et d’illusions, a encore à offrir. Wenders met en scène cet état d’âme dès la séquence d’ouverture, par cette pulsion disruptive du poing brisant la fenêtre, et métaphoriquement les représentations insatisfaisantes pour le jeune Wilhelm – et bien sûr le jeune Wenders -, écrivain en herbe prisonnier de sa chambre, de son pays en perte d’identité, marqué par la guerre et ses crimes, ou encore de sa vie dépourvue d’expériences.

À ce malaise qui s’ancre dans une hantise rétrospective tant historico-politique, incarnée par l’ancien nazi Laertes incommodé par des saignements de nez intempestifs, qu’artistique, signifiée par les embarras créatifs du jeune auteur ou sa volonté d’écrire une œuvre « absolument nécessaire », Wenders oppose trois recours possibles que sont le voyage, la rencontre, et bien sûr la création. Trois prismes par lesquels le « moi » et le monde tendent à se renouer. C’est l’un des questionnements majeurs de son œuvre : comment ré-habiter un monde vide ? Vide notamment, car paradoxalement trop plein, plein d’un déjà écrit, d’un déjà raconté.

Mais le trajet de Wilhelm s’avère jonché de ratés, de liens impossibles à conserver, de rendez-vous manqués, d’élans immobiles ; de ce que le film nomme par son titre « faux mouvements ». Ce récit stagnant, ces personnages en faux, qui peinent à faire lien, à se rattacher au monde, à des réalités vues ou vécues, des paysages physiques ou mentaux, recouvrent ainsi toute la matière wendersienne que les œuvres suivantes ne cesseront d’enrichir. L’entièreté du cinéma de Wenders s’appréhende sous ce régime du faux mouvement, en tant qu’il manifeste un deuil nécessaire de la progression narrative pour tisser de nouveaux fils et chercher le beau, et la relation (ici sous ses deux acceptions), au sein d’interstices.

En coda du long métrage, on retrouve donc Wilhelm seul, de dos, au sommet d’une montagne et contemplant les pics enneigés, rappelant sans détour Friedrich, peintre des âmes paysages, héraut d’une esthétique visant à raccorder l’intérieur et le dehors. Romantique, Wenders l’est définitivement. Une vision rarement exprimée avec autant de transparence, de vague à l’âme et de sincérité que dans ce Faux mouvement, échappée poétique parmi les plus amères de l’auteur vagabond.

Faux mouvement / de Wim Wenders / Rüdiger Vogler, Nattasja Kinski, Hanna Schygulla / Hans Christian Blech / Allemagne / 1h44 / Festival Lumière 2023 / Sortie en 1974.

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