Kokomo City

Actuellement au cinéma

© Magnolia Pictures

Un clip de hip-hop avec des transitions coup de poing, des lettres jaunes dégoulinantes qui s’écrasent sur l’image, et un discours sur l’intersectionnalité des luttes trans, noires et féministes mieux articulé que certaines thèses académiques : c’est le mélange explosif mis en place par D. Smith. Dans ce documentaire qui brise tous les codes du genre, le rire, la tragédie, la performance expérimentale, l’exubérance flamboyante et le quotidien le plus banal se côtoient en un débordement parfois étourdissant mais toujours fascinant.

Le dispositif paraît simple : à travers un noir et blanc maîtrisé, D. Smith nous emmène dans l’intimité de quatre femmes, noires, trans, et travailleuses du sexe, vivant un peu partout aux Etats-Unis. Elle les filme comme on filme une amie proche, en contre-plongée, allongées sur des lits, depuis le seuil d’une porte, dans leur baignoire. Liyah Mitchell, Daniella Carter, Koko Da Doll et Dominique Silver nous racontent leurs histoires, leurs rêves, leurs frustrations, et leurs analyses de la société dans laquelle elles sont prises, se confiant sans peur ni censure. Parfois, la caméra va faire un tour vers ces hommes dont elles parlent si souvent, ceux qui viennent les voir, qui sont attirés par elles, mais n’osent pas l’avouer publiquement. Le tout est ponctué de reconstitutions amusantes, exagérées et camp à souhait, qui se placent en contrepoint de la dureté des histoires racontées pour rappeler que cette communauté est aussi pleine de joie, d’humour et d’envie de vivre.

L’ouverture pose bien le ton du documentaire. Face caméra, Liyah nous raconte comment elle a cru une fois qu’un de ses clients était venu pour la tuer. Le ton est rapide, animé, drôle, soutenu par un montage vif et une musique enjouée. Le reste du documentaire combine en continu ces deux aspects : les protagonistes nous parlent de la violence quotidienne, du risque de mort constant –  »either you get out of it or you end up dead » comme le dit Liyah – puis discutent de leurs rasoirs électriques préférés. On les voit exister au-delà de la souffrance, drôles, sarcastiques, résilientes, libres sous le regard d’une femme trans qui sait comment filmer leurs corps avec douceur et amour.

Le film ne dure qu’une heure mais l’accumulation d’images, de thèmes, de discussions est si foisonnante qu’il est compliqué de faire la somme de tout ce qui y est dit et montré. C’est un enchaînement de phrases iconiques, que ce soient des réflexions générales –  »why does everyone care about who’s fucking who ? » – ou des thèses socio-économiques aussi bien sur la chaîne américaine de restaurants Benihana que sur la violence intra-communautaire exercée par les hommes et femmes cis noir.e.s sur les femmes trans. La caméra ne cesse jamais de bouger, les transitions sont abruptes, rapides, et toute idée de code ou de norme est jetée par la fenêtre pour laisser la place à une recherche frénétique de liberté et d’expérimentation. Si le tout peut se révéler parfois déroutant, il y a une véritable jouissance à voir la forme et le fond coïncider dans une telle explosion de créativité.

Le mot  »courage » est trop souvent dévoyé, utilisé pour faire mine de valoriser des individus et occulter le fait que l’on ne devrait pas avoir à être courageux juste pour pouvoir vivre. Mais ici, c’est bien la question de la peur qui est abordée : celle des hommes virils, machos, qui ont envie de  »se la faire mettre » comme le dit le documentaire, mais qui, par honte, exploitent ces femmes, trompent les leurs, et vont jusqu’à tuer, reportant la responsabilité de leurs désirs sur les plus vulnérables. Cela résonne encore plus avec la mort de Koko Da Doll, l’une des protagonistes du documentaire, assassinée en avril 2023.

À la fin du documentaire, Koko pleure, simplement parce qu’elle a pu, enfin, partager son histoire. Mais cette histoire n’est pas unidimensionnelle, adaptée pour suivre une ligne narrative qu’il serait facile de marketer ; c’est une histoire aussi éclatée que le documentaire, aussi débordante, effrontée et provocante, et celles des autres femmes le sont tout autant. La forme étrange choisie par D. Smith permet de traiter ses sujets comme des personnes réelles, pleines de contradictions, de déclarations insolentes, et surtout trop grandes, trop libres, trop fortes pour que la caméra puisse les appréhender en leur entièreté. Kokomo City est bien une ville immense, pleine de recoins cachés et de passages que l’on voudrait explorer davantage, et s’il est facile de s’y perdre, c’est aussi parce qu’on a envie d’y rester encore longtemps.

Kokomo City / De D Smith / Avec Liyah Mitchell, Daniella Carter, Koko Da Doll, Dominique Silver / Etats-Unis / 1h13 / 6 décembre 2023

Laisser un commentaire