
Il y a quelque chose de l’opposition entre traditions et modernité dans le deuxième long métrage de la cinéaste et actrice franco-kosovare Luana Bajrami (La colline où rugissent les lionnes). On pourrait croire à une antithèse entre mode de vie rural et citadin, mais le film nous montre rapidement, par le regard de ses deux protagonistes, que le premier ne vaut pas mieux que le second.
Il est même pire : Zoé et Volta, deux cousines inséparables, fuient précipitamment le foyer familial, perdu dans la brousse d’un Kosovo en mutation. Leur avenir là-bas ne rime qu’avec le mariage. Elles partent emplies d’espoir, de fantasmes, d’idéaux, et nourries par la conviction que l’obtention d’un diplôme universitaire les conduirait à la porte de sortie de leur condition. Elles se confrontent cependant dès leur arrivée à l’anéantissement progressif de leurs désirs, ceci par le visage fatigué et presque blasé de la secrétaire de l’université, qui leur indique lors de leur inscription que le cours d’anglais est complet, sans possibilité pour elles d’y entrer. Commencent alors les désillusions.
La génération qui précède les jeunes filles, celle des sacrifiés, a connu les tumultes d’un pays en guerre ; le gérant du café qui leur sert de QG y a perdu une jambe, et le père de Volta y a laissé sa vie. À ceux-ci, succède la génération des oubliés et des laissés pour compte par la société kosovare. Le milieu étudiant dans lequel évoluent Zoé et Volta n’a rien d’un enchantement. Il ne s’agit plus de vivre, mais bien de survivre dans un environnement où ne comptent plus que la débrouille et le désœuvrement. D’où les décors, à connotation presque dystopiques : de longs couloirs aux teintes froides et vides, des rails de chemin de fer qui ouvrent vers un horizon incertain.
La colère qui s’empare des étudiants face à leurs conditions de vie déplorables fait écho aux tumultes et au questionnement identitaire que traverse le pays en crise : d’un côté comme de l’autre réside en creux le thème de l’engagement. La séquence qui scelle ce parti pris des protagonistes est puissante dans sa simplicité : une manifestation silencieuse a lieu devant les bâtiments de l’université. Le petit ami de Volta, un nerveux empli d’une colère et d’une révolte qui le dépassent, incite le leader du groupe à crier ses revendications. Il le pousse, le bouscule, jusqu’à ce que ce dernier finisse par hurler. L’énergie et la fureur de l’un se transmet à l’autre, non pas de manière vaine, mais bien dans le but de manifester un mécontentement croissant. Petit à petit, tous se mettent à clamer le même slogan : Zoé aussi prend part au slogan. Tous, sauf Volta, qui demeure en retrait, observe sa cousine, et ne dit rien. Pointe le premier signe de rupture dans la complicité des deux adolescentes. L’une s’engage ; l’autre pas.
Finalement, Notre Monde traite de l’univers intime, intrinsèquement lié à celui du Kosovo qui tombe en perdition, où les valeurs qui animaient les protagonistes, tout comme leurs trajectoires personnelles, se scindent, pour tendre à une séparation et à une déclaration poignante d’amitié qui n’est autre que le symptôme du passage à l’âge adulte.
De Luana Bajrami / Avec Albina Krasniqi, Elsa Mala, Aurora Ferati / Kosovo, France / 1h25 / Sortie le 24 avril 2024.