Anora

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© Le Pacte

Que ce soit à travers ses motels violets, ses fast-foods jaunâtres, ses mères secrètement prostituées ou ses ex-acteurs pornographiques pleins de verve, l’apparat domine l’Amérique dépeinte récemment par Sean Baker, marquée par la misère mais désireuse de la camoufler. Entamée avec The Florida Project puis Red Rocket, cette trilogie officieuse trouve en Anora sa logique continuation.

Bagues cinq carats, grandes villas californiennes, faux feux d’artifice à Vegas jusqu’aux paillettes dans les cheveux d’Ani, notre protagoniste : tout se doit de briller et d’exhiber une impression de fortune. Le conte déployé ici – non sans sarcasme – prolonge un imaginaire libéral. Enfants du capitalisme, Ivan et Ani trouvent par conséquent leur bonheur dans la consommation à la fois matérielle et amoureuse, en flambant de l’argent comme en baisant sous la douche.

Dans cette succession d’instants fugaces, qui composent une première partie frénétique et riche en ruptures, Baker se plaît donc à juxtaposer aux codes de la romcom une conscience économique, qui devient une composante à part entière du langage de ses personnages. “T’as touché le gros lot”, s’écrit une des amies d’Ani lorsqu’elle apprend son récent mariage tandis qu’Ivan demande, sur un ton blagueur, si Ani l’aime lui ou uniquement son “putain de fric” ? La justesse du long-métrage réside précisément dans ce vertige qu’il laisse irrésolu : l’amour entre ces deux jeunes gens existe-t-il vraiment et, si oui, n’est-il pas inconsciemment dirigé par l’argent ?

Le désenchantement ne se manifeste pas seulement dans le changement brutal de la seconde moitié, mais s’était déjà infiltré subtilement jusqu’ici, dans les rapports humains. Là où Ani peut trouver dans ce mariage une aubaine financière, Ivan semble quant à lui y trouver une nouvelle propriété. Lorsqu’elle investit la villa, la jeune femme devient l’objet du désir et d’ordres discrets, se transforme presque en meuble qu’il transporte ou qu’il dépose à ses côtés en jouant à la console. La déconstruction du conte opère de deux manières : en imposant premièrement une dépossession des biens – Ivan n’a jamais possédé de villa et abandonne Ani – puis, dans un second temps, un retour formel au réel, redonnant aux séquences leur longueur – l’interminable et génialement burlesque scène du canapé – et permettant d’errer à nouveau dans des décors jusque-là esquissés.

Cet aspect polymorphe porte la plus grande richesse d’Anora, capable de muer en tant qu’objet filmique pour transcender et enrichir chacun de ses personnages. Dès lors, ce que le conte masquait, le réel se charge de le mettre en lumière. La débauche et les rires d’Ivan, la candeur et les hurlements d’Ani puis le mutisme et les regards d’Igor traduisent un mal-être plus profond : celui partagé par tous ces grands enfants, jetés trop tôt dans le monde et tentant désespérément de fuir les figures d’autorité. Rapprocher la thèse de Baker à une “simple” théorie marxiste, comme certains l’ont fait jusqu’à présent, serait donc oublier l’intéressante ambiguïté de son regard, capable autant de trouver la fragilité qui se dissimule derrière la lâcheté d’un enfant gâté que l’ambivalence d’un rapport entre deux “prolétaires” que tout porte à se réunir.

Anora / de Sean Baker / Avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian / 2h19min / U.S.A / Sortie le 30 octobre 2024.

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