The Brutalist

Actuellement au cinéma

© Universal Pictures

Une Statue de la Liberté renversée. La tête en bas. C’est ainsi que nous accueille la terre promise d’Amérique dans The Brutalist, à l’issue d’un plan séquence turbulent et fuligineux qui suit le rescapé hongrois László Toth s’extirpant tant bien que mal des tréfonds d’un navire peuplé d’ombres : celles d’une Europe en ruines qui restera dans l’obscurité – jusqu’à une échappée transalpine dans la seconde partie. Si l’on exulte arrivés à destination, le paysage visuel et sonore détonne. Les percussions dissonantes du compositeur Daniel Blumberg, débouchant sur des cuivres tonitruants, annoncent une promesse vaine. L’horizon, qu’on attendrait de voir s’ouvrir, de voir enfin respirer, étouffe, bouché par un ciel embrumé dont ressort seule la statue flottante, comme abstraite, augurant après la nuit une condition fantomatique.

Cette entrée en matière sidérante aux accents andersoniens, évoquant pourquoi pas cette flaque de pétrole qui reflétait le ciel dans There Will be blood, ou les compositions amélodiques de Johnny Greenwood, embrasse les deux grands récits qu’échafaude Brady Corbet autour de son protagoniste : l’histoire d’un survivant de Buchenwald et de sa famille, rescapée de Dachau, mêlée à celle d’un architecte de renom affilié au Bauhaus, vampirisé par son mécène Harry Lee Van Buren qui lui commande un institut publique monumental. Une matière narrative plus dense que du béton, recouvrant de multiples couches, plus ou moins fécondes et affinées. Car n’en déplaise aux laudateurs transis, à l’image du fébrile Vox Lux (Brady Corbet, 2018), l’édifice The Brutalist manque un peu d’équilibre. Un comble quand on s’empare d’architecture.

Si Vox Lux recelait déjà en germe l’intérêt du cinéaste pour les bâtiments – des buildings intimidants filmés presque d’en dessous en franche contre-plongée -, il brossait surtout le portrait éculé d’une artiste corrompue par un système de production : l’industrie de la musique pop. Une relation faustienne qu’un dernier dialogue s’obligeait d’expliciter. Ce virus de l’explicitation, Brady Corbet n’en paraît hélas pas guéri lorsqu’il ausculte les rapports de force entremêlés, qu’ils se jouent entre l’architecte et son commanditaire, entre communautés (juifs d’Europe/noirs et blancs américains) ou entre classes sociales (artisans et bourgeois).

Malgré des séquences virtuoses, comme celle d’une réception, où le nanti Van Buren semble introduire László dans son monde, exposant le décalage de l’artiste immigré, sa solitude et l’indifférence d’un pays pour le sort d’un peuple et d’un continent, l’auteur échoue autant à mettre en scène sensiblement l’antisémitisme larvé que la chosification du créateur et son œuvre par Van Buren. Ce dont témoignent des dialogues patauds jusqu’au sommet de cruauté qui nous plonge la tête dans ce qu’il est mal aisé de ne pas voir, afin de nous guider, nous spectateurs nigauds, en figurant physiquement ce qui s’appréhendait jusqu’alors comme un viol insidieux et symbolique. Par endroits si fervent croyant à l’égard du cinéma, le geste s’illustre toujours tâtonnant. Auteur au carrefour esthétique de l’Europe et des États-Unis, Brady Corbet ne se montre hélas pas assez européen et encore trop américain, rivé au langage du scénario, à la clarté morale et à celle du spectacle.

S’il y a du trouble dans The Brutalist, du mystère, et par conséquent du beau – car est-il de beauté sans mystère ? – il s’éprouve ailleurs. En dehors du couple László/Van Buren, dont il s’avérerait paresseux d’en tirer la sève métadiscursive tant elle apparaît prégnante pour peu qu’on ait connaissance de l’âpre et longue gestation du film, ainsi que de la sempiternelle angoisse américaine de voir son art dévoré par les puissances féroces du capital. La profondeur et la beauté de The Brutalist naissent plutôt de ce qu’il est un film hanté. De là sans doute émane son âme européenne.

Mythologiquement, le poète, l’artiste, relie le monde des vivants à celui des morts. László, dévoué à la beauté, à l’harmonie, passe de l’Europe à l’Amérique, d’un continent mourant et dévasté au nouveau pour lequel la guerre et la Shoah ne constituent qu’un lointain hors-champ. « Comment était-ce, la guerre ? », demande naïvement Mme Hoffman, juive convertie, entre deux verres de champagne au déjeuner Van Buren. Ce hors-champ, László le porte avec lui. La mise en scène de Brady Corbet s’épanouit par affleurements lorsqu’elle se voue à exprimer la persistance de ce passé traumatique, et les vertiges métaphysiques qu’elle suscite. C’est la fonction de la musique, magistrale parce qu’en discordance avec l’image, l’enrichissant d’une présence immatérielle.

L’abstraction poétique vers laquelle tend parfois le régime réaliste participe de cette tension esthétique qui se révèle être le cœur enfoui de The Brutalist. Entre l’intime et le grandiose, l’infime et l’écrasant, le fragile et le pérenne, les pointes de présent et les nappes d’un passé ample et enveloppant. Cette forme atteint son point d’orgue dans la seconde partie du métrage, en Italie, dans les carrières de marbre de Carrare où la roche jaillissant des sommets domine les montagnes, surplombe les hommes et leur silhouette dérisoire. Puis, au cours d’une scène d’amour fantomatique et sépulcrale entre László et sa femme, Erzsébet, qui l’a rejoint avec leur nièce quelques années à sa suite. Deux corps qui se retrouvent sans s’incarner, s’évaporant peu à peu en fondu enchaîné : la surimpression, alors que les époux ont sombré dans un état aux frontières du conscient, absente les corps de ces êtres à demi vivants.

Nulle part il ne fut assez dit que The Brutalist était un film sur des corps. Les corps de László et d’Erzsébet, qui portent les stigmates de leur expérience des camps. Trace la plus patente de ce passé qui ne passe pas, signe physique d’une altération immuable de leur être. À cette vulnérabilité du corps, cette fragilité du vivant, répond l’éternité de l’édifice. Pourquoi un tel acharnement de László, en dépit des infâmies de Van Buren, à terminer son œuvre ? C’est que des pertes procède la nécessité : celle d’ériger un tombeau, un espace de lien entre les victimes et ceux qui vivent, entre l’artiste et sa femme enfin, que la guerre puis ses séquelles ont maintenu éloignés. Séparés dans l’espace puis par leur corps brisé. L’œuvre sublimant spirituellement ce que l’expérience a rompu. L’art victorieux reconquiert ce qui a été perdu, et répare le tissu du monde.

The Brutalist / de Brady Corbet / Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Isaach de Bankolé, Stacy Martin / USA / 3h24 / Sortie le 12 février 2025.

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