Nouvelle Vague

Actuellement au cinéma

© Jean-Louis Fernandez

« Moteur Raoul ! ». C’était peut-être lui le vrai héros du tournage d’À bout de souffle : Raoul Coutard, chef opérateur du film, qu’on enferme, recroquevillé dans un chariot, appliquant les excentricités de son chef d’orchestre imprévisible Jean-Luc Godard qui lui parle de ce fameux « plan de Jeux d’été d’Ingmar Bergman » que bien sûr il n’a pas vu puisqu’il servait au Vietnam. Subtilement, car il ne manque ni d’intelligence ni de malice, Linklater signale la distance de classe qui sépare les deux hommes, rabaissant l’auteur de ses hauteurs élitaires, en même temps qu’il rappelle la singularité de cette génération de cinéastes cinéphiles qui forment la Nouvelle Vague, la première qui grandit avec et par les images. Génération qui naît du cinéma lui-même.

C’est donc naturellement au cinéma qu’on les découvre. Godard, Truffaut, Chabrol, Schiffman, devant un film qu’ils applaudissent timidement. Leurs noms s’affichent à l’écran, oubliant ceux de leurs interprètes (tous formidables, l’inconnu Guillaume Marbeck en tête qui campe un Godard plus charmant que nature). L’acteur ainsi s’efface derrière celui qu’il incarne, engendrant le Godard personnage, comme les autres réinventé, fictivement renouvelé, filmiquement ressuscité. Et les connus redeviennent inconnus, et les idoles du passé retrouvent du devenir. Ce geste qu’introduit cette ouverture ludique fonde l’émotion paradoxale d’allégresse mélancolique qui flotte au cours de Nouvelle vague, au gré des rencontres et des anecdotes de tournage. Inéluctable, quand on s’attache à ranimer des morts : des personnalités, une époque, des modes, des visions. L’apparition liminaire des personnages, présentés figés, statuaires, nom et prénom insérés, effleure le registre mortuaire, et la vision d’anciens jeunes joués par de jeunes premiers figure au fond, réflexivement, un irréversible tragique : le retour par représentation de ceux qui furent matérialise l’absence qui les a remplacés.

Tristesse donc, dont on a peu parlé. Mais joie aussi, dont on a dit beaucoup. Outre celle d’accompagner la genèse d’À bout de souffle, pour les cinéphiles aussi férus et fétichistes que Linklater, cinéaste européen – car il arrive, disait Serge Daney, que la géographie se trompe – à l’esprit toujours plus Nouvelle Vague qu’ hollywoodien, la joie, le bonheur, l’exaltation de l’acte créatif, de l’acte cinématographique, irradient le métrage. Aux affres de la création, privilégiées par les fictions, Linklater préfère la vie qu’elle ouvre, les élans qu’elle renferme et induit. Voilà ce qu’il raconte de ce mouvement pionnier, mu par le désir irrépressible, comme une marée, de jeunes critiques de revivifier le cinéma français, dans le sillage des néoréalistes mais aussi, le film s’applique à le rappeler, de Robert Bresson, dont les méthodes ont inspiré Godard : refus de la théâtralité, pas d’intention de l’acteur, amour de l’inattendu.

On pourra juger que le dévouement du film à l’égard des figures qu’il convoque et des audaces qu’il révère jure avec l’artificialité du projet, qui par ailleurs enfile presque à ras bord les anecdotes historiques, chancelant vers l’illustratif. Artificialité plus théâtrale que cinématographique, que Godard aurait sans doute honnie. On saluera toutefois, à sa décharge, sa prudence esthétique qui préserve l’auteur d’une singerie de ses maîtres. Non sans fétichisme, certes, mais sans maniérisme, Nouvelle Vague nous invite moins chez Godard que chez Linklater, dont les écarts formels s’avèrent plus discrets ; le film ne traçant pas d’intrigue, et se dérobant ostensiblement de la tentation d’en faire. Observateur avide des puissances de la jeunesse, son grand objet depuis au moins Génération rebelle, l’auteur filme ce qu’il en montrait déjà dans son film culte de 93. Jeunesse, ou l’âge de l’expérimentation, voie la plus fructueuse de l’initiation, du déploiement de l’individu. Un regard qui, avec sa tristesse vague, distingue ce Nouvelle Vague de l’argument frivole, et sauve ses embruns de la complète évanescence.

Nouvelle Vague / de Richard Linklater / Avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin / 1h46min / U.S.A, France / Sortie le 8 octobre 2025.

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