
Entre Jackie (Pablo Larraín, 2016), Blonde (Andrew Dominik, 2022) ou plus récemment The Bikeriders (Jeff Nichols, 2024), le cinéma américain se plaît à rejouer l’archive. Plus qu’une simple logique de reenactment, ces essais semblent dériver de leur objectif initial de reconstitution (réelles interviews chez Larraín, photos chez Dominik et Nichols) pour venir y broder de la fiction. Il s’agirait dès lors de donner vie aux images mythiques, et surtout de leur attribuer une substance narrative.
Chez les frères Safdie, la fiction et les légendes qui l’accompagnent sont toujours compromises : Howard (Uncut Gems) comme Connie (Good Time) se rêvent en Al Pacino — jusqu’à porter la même veste en cuir que dans L’Impasse pour le premier —, mais se trouvent sans cesse rattrapés par un réalisme tantôt comique (Connie se trompe de détenu, Howard rate la vente aux enchères), tantôt brutal (arrestation ou mort pathétiques). En rejouant — parfois plan pour plan — le documentaire de John Hyams sur Mark Kerr, combattant de MMA, Smashing Machine, premier film en solo de Benny Safdie, se construit dans le prolongement des précédents films du duo et du sous-genre cité plus haut : le réalisme et la reconstitution comme base, mais la fiction en ligne de mire.
Si les premières minutes annoncent une reprise stricto sensu du documentaire originel — de la ressemblance des interprètes jusqu’au découpage et à la voix off —, Smashing Machine opère très vite le décadrage attendu dès qu’il pose sa caméra au sein du domicile conjugal, occupé par Mark (Dwayne Johnson) et Dwan (Emily Blunt). Élément secondaire du film initial, ce cadre devient chez Safdie le cœur même de l’entreprise, prolongeant la ligne de tension qu’Hyams n’avait fait qu’effleurer : Mark vit autant le MMA que le couple comme un combat.
Une lutte interne anime le projet, entre la vie publique de Kerr, souvent reprise du documentaire, et sa vie privée, terreau de la fiction. Jeu constant de miroirs, décor conjugal volontairement théâtral, omniprésence des caméras : Smashing Machine révèle progressivement son horizon, moins tourné vers le MMA que vers la mécanique actorale elle-même. Héritée sans doute de son travail sur The Curse, la question du simulacre occupe ici tout l’espace, suscitant parfois un vertige théorique assez plaisant, notamment lors des interviews, qui mettent en exergue la mécanique complexe à l’œuvre : un acteur (Dwayne Johnson) incarnant à la fois un personnage public (donc déjà acteur) et lui-même (son passé de catcheur n’étant pas si éloigné de celui de Kerr).
Une seconde lutte formelle se fait alors jour, entre réalisme et classicisme, deux tendances esthétiques qui ne cessent de se contrecarrer. De l’influence cassavetienne, que les Safdie revendiquent depuis longtemps, découle un usage minutieux de la caméra à l’épaule et une confiance certaine dans la durée des plans. Mais l’ombre d’un cinéma plus classique — et, osera-t-on dire, plus conventionnel —, de Rocky à Raging Bull, se profile parfois à travers des effets de manche — flashbacks avant la défaite finale ou spectacle psychologisant du demolition derby — qui fissurent la pudeur d’un regard jusque-là ancré dans la sobriété. C’est que Smashing Machine manque d’un cinéaste prêt à trancher entre deux formes plutôt que de les concilier dans une synthèse bancale.
Le couple, fausse vedette mais véritable sacrifié du projet, est symptomatique de cette impasse. Safdie cherche à ménager la chèvre (la fiction) et le chou (le documentaire), surappuyant la tension autour d’éléments subtils du film originel (un couteau, autrefois en plan large, est désormais filmé en insert) tout en cherchant l’espace pour des scènes d’engueulade mesurées, censées exister sans heurter la matière documentaire.
Le retour final au réel n’est ainsi pas anodin : Smashing Machine en est pétrifié, trop passionné qu’il est par son icône pour oser la salir. Si son horizon est bien documentaire, il se situe pourtant aux antipodes d’un certain cinéma-vérité auquel il prétend se rattacher. Derrière sa caméra à l’épaule faussement neutre se loge en réalité un jugement, une adoration évidente envers Kerr, qui pousse toujours au glissement vers la complaisance et une certaine esthétique publicitaire. Là où Hyams se contentait, in fine, d’un silence et du visage endormi de Kerr, Safdie ne peut s’empêcher d’y apposer du Bruce Springsteen, un sourire béat, et de transformer la défaite en résilience plus convenue.
Smashing Machine / de Benny Safdie / Avec Dwayne Johnson, Emily Blunt, Ryan Bader, Oleksandr Usyk / États-Unis / 2h03min / Sortie le 29 octobre 2025.