L’Amour qu’il nous reste

Actuellement au cinéma

© Hlynur Pálmason

On découvre beaucoup du cinéaste Hlynur Pálmason dans L’Amour qu’il nous reste. La maison de cette famille (à demi) fictionnelle, dont les parents Magnús et Anna, insensiblement, se séparent, est la sienne ; la maison défraîchie dont on décroche la toiture en ouverture fut la sienne ; les deux garçons un tantinet grivois sont les siens, tout comme les poules du jardin, encore, et les œuvres d’art d’Anna (Saga Garðarsdóttir), mère qui se démène au foyer comme dans son atelier en plein air où elle imprime sur des toiles blanches la rouille de divers objets disposés. Parce que Pálmason, en plus d’être un cinéaste, est un plasticien. Quelle incidence ? Un film, malgré sa richesse d’inventions, ses ruptures génériques et son émotion subtile, un peu sous cloche, un peu amoindri par sa sophistication.

Difficile pourtant de ne pas y trouver du corps, du concret, du vivant. Fidèle à son matérialisme écologique, dont Godland explorait la dimension métaphysique, l’auteur prend soin à l’intérieur du cadre de situer, d’ancrer, les personnages et les situations au milieu de leur environnement. De les saisir souvent comme des choses parmi les choses. Ainsi s’appréhende singulièrement le délitement du noyau familial, comme une chose parmi les choses, un lent processus naturel. Tel à la longue se tarit un ruisseau, fond un glacier, s’érode un rocher. Aucun drame n’éclatera au cours des scènes qui défilent sans liaisons narratives apparentes, au rythme des saisons que des plans en jump cut d’un épouvantail solitaire, à la merci des variations météorologiques, signifient. De cette absence dramatique, le film tire sa sève sourdement tragique. Parce qu’aucun drame, aucune cause visible ne semble expliquer les déplacements, la dislocation à l’œuvre, émerge ce sentiment désarmant que les liens se défont sans nous. Toute la forme de L’Amour qu’il nous reste le raconte.

Le brave Magnús (Sverrir Gudnason) le sent, lui. Et l’exprime. Dans une scène de repas, sur son bateau de pêche qui l’éloigne irrémédiablement de ceux qu’il aime, à la question d’un collègue un peu grande gueule qui veut savoir si Magnus fêtera Noël avec sa femme, celui-ci répond qu’il ne sait pas. Sont-ils encore ensemble ou plus ensemble ? Ils sont ensemble, et ne sont plus ensemble. Magnus n’a pas grand chose à répondre, si ce n’est que son camarade emmerde tout le monde. Magnus n’a plus qu’à sortir de ses gonds puisqu’il n’a rien à dire. Car il n’a pas de prises. L’Amour qu’il nous reste raconte cette lente déprise. La déprise nécessaire de Magnus qui s’évacue du foyer, sans gravité, fatalement, emporté comme dans cette ultime image non dénuée de grâce, de ce corps flottant sur la mer, repoussé vers le large au gré des forces externes des vagues. À cette déprise qu’engendre seul le temps, Pálmason répond via le personnage d’Anna dont le geste consistant à fixer l’empreinte de la rouille évoque bien sûr celui du cinéaste, réunissant dans l’écrin d’un film des fragments de sa vie que menace l’inexorable changement.

Et c’est là qu’entre en jeu le statut de plasticien de Pálmason, et son corollaire : sa conception du cadre. Ce temps qui désunit doucement les rapports et les êtres, on ne le sent pas assez traverser, nourrir les plans, à l’intérieur d’un cadre resserré qui nous rapproche moins intimement de cette famille qu’il ne semble contraindre le spectateur et figer la réalité qu’il filme sous le régime du symbolique. Symptôme : ces mêmes plans répétés de l’épouvantail, qui nous signifient que le temps passe, qui nous le donnent à voir plutôt qu’ils nous le donnent à sentir. Dans les trouées oniriques qui ne cessent d’empiéter soudainement sur la trame naturaliste du film, le cadre s’avère le foyer du surgissement d’une incongruité à déchiffrer. Plus paradigmatiquement, le cadre paraît essentiellement fonctionner comme un cadre pictural, encadrant des images et des symboles, qui se suffisent à eux-même. La signification symbolique est univoque. Un symbole appauvrit un plan. Pálmason appauvrit la vie qui eût pu courir les plans de L’Amour qu’il nous reste.

Mais n’oublions pas la mélancolie : la mélancolie gagne (presque) toujours. La mélancolie diffuse qui nous aura enveloppés, devant cette désagrégation silencieuse et autonome. C’est la beauté qu’il nous reste.

L’Amour qu’il nous reste / De Hlynur Pálmason / Avec Saga Garðarsdóttir, Sverrir Gudnason, Ída Mekkín Hlynsdóttir / Islande / 1h49 / Sortie le 17 décembre 2025.

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