
Derrière ses allures de premier film candide, Grand Paris déploie un brillant road-movie à la croisée des genres, mêlant le film de banlieue avec la science-fiction, le récit d’aventure ou même la bande dessinée. Jeune réalisateur et acteur à suivre, Martin Jauvat revient avec nous sur la genèse d’un projet unique.
Avant d’être un long métrage, Grand Paris a été un court métrage, diffusé dans plusieurs festivals. Comment s’est déroulée cette transformation ?
C’est une histoire un peu compliquée, une vraie magouille de production, en quelque sorte. J’ai d’abord écrit un scénario de court métrage puis, le temps qu’il se finance, j’ai réécrit des scènes et c’est devenu un long métrage. On s’est alors retrouvé avec deux films en financement. La production du court-métrage s’est accélérée et selon Emmanuel Chaumet, mon producteur, j’allais pouvoir tourner le long-métrage avec l’argent reçu pour le court puis faire deux montages différents. Le tournage s’est fait d’un coup puis, parmi les rushes, j’ai extrait Grand Paris Express, le court métrage, que j’ai pu montrer à ceux qui nous avaient soutenus – ARTE et le CNC -, en les prévenant toutefois qu’il y aurait une version plus longue. En définitive, j’ai tourné deux films en un.
Comme tes précédents courts métrages, Grand Paris est un film à petit budget qui se permet quand même une certaine ambition esthétique, en flirtant avec la science-fiction. Comment fais-tu la part entre tes ambitions et le budget qui t’es alloué ?
Étant donné que tous mes courts métrages ont été autoproduits, j’ai conscience des limites et de la faisabilité d’un projet lorsque je l’écris. J’arrive à confronter le fantasme du scénario avec sa réalité. Il est nécessaire de se poser la question du “Comment”. Je n’ai jamais l’impression d’être un Dieu tout puissant, qui peut se permettre n’importe quoi. Ce qui compte, c’est d’être raisonnable. Le producteur avec qui je travaille maintenant, Emmanuel Chaumet, m’a toujours poussé à aller au bout de mon scénario avant tout. On finit par trouver des solutions et on peut très bien réussir à faire de la science-fiction, même quand on n’a pas d’argent. Il faut aussi accepter – et c’est quelque chose que j’ai dû faire très tôt, dans l’autoproduction – une esthétique du bricolage, de l’artisanat ou du factice. Mais je trouve qu’elle ajoute beaucoup de poésie, qu’elle aide à faire un pas de côté et à voir la réalité autrement, d’une façon un peu neuve et originale. Pour autant, je n’ai pas renoncé à mes ambitions de “grand spectacle hollywoodien”, mais je savais que je ne pourrais jamais égaler mes références. Il fallait faire le deuil de cette idée pour en faire une force.
Dans cette esthétique artificielle, on sent d’ailleurs une grande influence de la bande dessinée, que ce soit par les cadres souvent fixes, les couleurs pastel ou même les personnages qui portent toujours la même tenue. Le film fait penser à Tintin, par exemple, mais aussi à tout un cinéma qui s’est justement réapproprié les codes de la BD : Jacques Tati, Antonin Peretjatko ou même Benoit Forgeard, avec qui tu as déjà collaboré. Est-ce que tu penses être nourri par de telles références ?
Ce sont des influences dont jai conscience. Il y en a également qui m’échappent et dont je prends conscience seulement après. On peut avoir une bonne idée puis se rendre compte qu’à l’origine elle n’est pas réellement la nôtre. Mais l’important, c’est de se la réapproprier. C’est un jeu d’équilibriste. Je n’ai pas l’impression d’inventer une forme de cinéma radicalement nouvelle, j’essaye seulement d’exprimer quelque chose d’un peu personnel. C’est vrai que j’adore Peretjatko ou Forgeard et que j’ai envie de représenter la banlieue parisienne dans une forme qui serait proche de la bande dessinée, qui s’exprimerait par de l’esthétisation ou du décalage. J’ai aussi Spielberg ou encore Gregg Araki en tête. Toutes ces inspirations passent au moulinet de mon vécu, de mes propres goûts. Ça donne un résultat très hétéroclite mais qu’on parvient à lier avec certaines propriétés tenues sur le long terme, comme la gamme chromatique et un certain rapport au jeu ou au cadrage. Avec Vincent Peugnet, mon chef opérateur, on a une façon de cadrer, de poser la caméra, de laisser durer les plans, de favoriser des plans fixes assez larges, qui permet de créer du burlesque par la mise en scène.
Pour l’instant, tes films ont toujours un point commun : la banlieue, sur laquelle tu portes un regard bienveillant. Chez toi, elle devient une terre (ré)enchantée, loin de l’hostilité que certains – médias comme cinéastes – lui prêtent. Selon toi, c’est un enjeu important de donner à revoir la banlieue aujourd’hui ?
Pour moi, c’est important car je suis concerné en tant que banlieusard. Je suis toujours sujet des critiques, des clichés et des remises en questions. Parfois, on me dit que je ne suis pas un vrai banlieusard parce que je n’ai pas vécu en HLM ou dans un champ de betteraves… Faire des films est une façon de trouver ma place au sein de cette société bordélique. Je ne sais pas si montrer la banlieue française différemment est le plus gros enjeu en France mais il se trouve que c’est mon combat puisque c’est directement lié à mon expérience personnelle, à ce que je suis ou à ce que j’ai l’impression d’être. Néanmoins, ce n’est pas la seule chose qui me préoccupe. Je crois que Grand Paris est un film politique, à sa façon. En tout cas, je l’espère… On peut choisir de ne pas y voir une dimension sociale et de juste se laisser bercer par le divertissement – ce qui me va complètement – mais j’ai à cœur de défendre une vision moins clichée et plus positive de la banlieue, en particulier, et également de notre génération. Dans Le Sang de la veine (ndlr : son précédent court métrage), c’est c’était déjà le cas. On reprend les codes de la rencontre amoureuse sur Tinder – qu’on imagine déshumanisée, robotisée – et finalement, le film glisse vers une certaine tendresse inattendue, qui casse les clichés que peuvent avoir les gens plus âgés. Dans les clichés, il y a constamment des soupçons de vérité mais surtout une grande part de connerie.
Simon et Zoé, protagonistes du Sang de la veine, renouent avec un amour pur et sincère tandis que Leslie et Renard, héros de Grand Paris, incarnent une masculinité différente, qui assume régulièrement sa vulnérabilité.
Oui, au début du Sang de la Veine, ils font les fier-à-bras puis finissent par se livrer. Il y a comme une chaîne d’intimité qui se crée à partir du moment où quelqu’un baisse la garde et accepte d’ouvrir un peu sa carapace. C’est le même procédé dans Grand Paris mais aussi dans Les Vacances à Chelles ou même dans Mozeb (respectivement, son premier et second court métrage). Il y a progressivement cette acceptation de la tendresse. Si je dois trouver une particularité à mes films, c’est sûrement cette bienveillance. On cherche du réconfort à travers les personnages et ce qui leur arrive. La destination finale dans tous les films, c’est une rencontre et une tendresse partagée, absente au départ. C’est une façon de montrer des types de masculinité moins stéréotypés, sans le cliché du mec viril et mutique. Parce que je suis comme ça, tout simplement. J’en souffrais quand j’étais plus jeune, je ne me sentais pas toujours à ma place et j’avais l’impression d’être un mec « chelou », voire pas vraiment un mec. Aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai pas d’autre choix que de l’accepter. C’est ça qui fait que je suis moi.

La manière dont tu filmes la banlieue convie tout un imaginaire de la science-fiction. Sous ta caméra, les pylônes électriques, les tours, les ponts ou autres infrastructures urbaines deviennent presque des soucoupes ou des éléments surnaturels.
Oui, totalement. La tour de Romainville, le château d’eau quand ils sont dans la forêt ou la pyramide de Cergy sont comme des monuments de science-fiction au milieu d’un réel complètement banal. Tu te demandes ce qu’ils foutent là mais, en même temps, tu n’as pas vraiment le temps de te poser la question. Au quotidien, c’est comme si on avait perdu l’habitude de ce genre de réflexion. On va d’un point A à un point B et puis c’est tout. Vu que mes personnages n’ont ni point A ni point B, ils se retrouvent face à ces questions-là et obtiennent un rapport beaucoup plus poétique au réel. C’est ce que j’essaie d’avoir moi-aussi mais ce n’est jamais totalement le cas. Il y a toujours un téléphone qui sonne, quelque chose à faire, etc. J’aimerais être aussi ouvert, papillonnant et insouciant que mes personnages. Ils sont une boussole, une façon d’être que je tente de suivre.
Malgré cette tendance à la science-fiction, le film retombe toujours les pieds sur terre, à l’image du protagoniste incarné par Sébastien Chassagne, enquêteur sur les OVNIS la nuit, contrôleur RATP le jour. Est-ce que c’est facile de gérer cet entre-deux ?
Je pense que rien n’est réellement facile. Il y a plusieurs registres et genres de cinéma qui cohabitent. C’est avant tout une question d’équilibre, à l’écriture, au tournage et surtout au montage. La musique m’a beaucoup aidée ainsi que le talent de mon monteur, Jules Coudignac, que je ne remercierai jamais assez. On a trouvé ensemble la clé de cet exercice de funambule. L’équilibre entre ces différents délires peut à tout moment se casser la gueule. Et c’est vrai qu’il y a une poétique du décalage. Elle peut apparaître par un contrôleur RATP qui devient enquêteur la nuit mais aussi par une scène très tendre qui finit sur une blague ou un environnement banal – un abribus, par exemple – dont on essaye de trouver la beauté. Tous ces éléments semblent hétérogènes ou même contradictoires mais j’essaye de les rassembler en une nouvelle forme, dans laquelle tout devient poétique et nouveau.
Tu dis vouloir retrouver la poésie de certains lieux c’est le cas avec les transports en commun, occupant une grande place dans le film. Beaucoup de cinéastes les utilisent comme brefs lieux de transition. Au contraire, tu les filmes ici comme un vrai décor, au même titre que les espaces campagnards ou urbains. Quel potentiel décèles-tu dans un tel environnement ?
Je vois un potentiel dans des choses qui, à priori, n’en n’ont pas. Lorsque je filme Chelles (il en est originaire et a tourné tous ses films là-bas), je dois faire preuve d’une forme de créativité pour qu’on voit la ville d’une façon inhabituelle. Faire ce pas de côté, c’est le geste de départ. Il y a également autre chose à prendre en compte : ayant l’habitude de passer trois heures par jour dans les transports en commun, ce n’est plus juste un espace de transition. Cela devient le cœur de ta journée. Les gens qui montrent les transports en commun seulement comme un espace de transition sont des gens qui n’en prennent pas. Et quand tu deviens un réalisateur ou une réalisatrice à succès, tu te déplaces autrement ! [rires] Je ne suis pas un réalisateur célèbre, je veux juste raconter ma vie, celle d’un banlieusard de base qui galère dans les RER. Ça façonne à tel point mon quotidien qu’à un moment donné, ça devient la matière première du film. Grand Paris n’est pas seulement un film d’aventures mais un film d’aventures dicté par le métronome qu’est la RATP. L’ironie suprême, c’est que j’ai appris, après le tournage, que la vraie fonction de la tour de Romainville était de coordonner les horaires d’arrêts de bus de toute l’Île de France. “Tout est lié” comme dirait Momo dans le film !

Grand Paris joue sur un rythme très particulier et donne l’impression d’être divisé en trois : une première partie, assez faste, une deuxième plus lunaire et un dernier contemplatif, où le film met de côté son intrigue principale pour se poser. Le tempo se trouve au montage ou est-il déjà bien réfléchi en amont ?
C’est quelque chose qui apparaît dès le scénario mais lorsque le film est tourné, et qu’on se retrouve sur la table de montage, c’est encore plus criant. Il faut procéder à une affaire de dosage, réduire l’aventure pour accentuer les moments flottants : c’est une science. Quelque chose d’abstrait, de magique se produit. Bien sûr, cette volonté de construire plusieurs dynamiques au sein du long métrage était présente dès l’écriture mais elle s’est matérialisée et peaufinée avec Jules. Autant je me sens décisionnaire au moment de l’écriture, autant son regard m’est très important puisqu’il a beaucoup de recul, il n’a pas vécu toutes les expériences du tournage. Tandis que le film est un pas de côté sur la réalité, comme évoqué précédemment, son montage est un pas de côté par rapport à mes fantasmes. L’idée, c’est d’oublier le film rêvé. À moins que tu ne contrôles tout de A à Z, en ayant un budget illimité – ce qui n’a jamais été et ne sera probablement jamais mon cas -, le résultat est toujours différent de tes attentes. Mais j’aime cette idée. En l’acceptant, j’accueille quelque chose que je n’avais pas prémédité, qui est impossible à prévoir : la réalité. J’aime bien me la prendre dans la gueule et tirer tout ce qu’elle a de positif ou d’imparfait à apporter. C’est elle qui donne la couleur du film.
Même s’il est encore à ses débuts, ton cinéma fait déjà ressortir un esprit de troupe : mêmes acteurs, mêmes équipes techniques, mêmes thématiques ou les mêmes types de décors. C’est une façon de travailler qui se retrouve sur le travail de Garance Kim (réalisatrice de Ville Eternelle) ou de Mahaut Adam (réalisatrice de Mon p’tit papa, également avec Martin Jauvat dans un des rôles principaux). C’est comme si vos styles s’alimentaient les uns les autres, sans jamais se ressembler. Est-ce que tu pourrais nous parler de cette collaboration ?
J’ai rencontré Garance sur un tournage et on a eu envie de faire ce film ensemble, Ville éternelle. Mahaut est ma copine. Elle a joué dans mon film et moi dans le sien. On a tous plein d’idées de scénarios, dont on discute, et on a tous envie de jouer. Étant donné qu’on fait plein de trucs, on se retrouve facilement d’un projet à l’autre. Depuis un moment, il y a une sorte de camaraderie qui est en train de naître et qui ne fait que s’étendre. La famille s’agrandit !
Propos recueillis par Paul Pinault, le 24 février à Paris.