
Trois ans après Enorme et son succès critique plus que mérité, Sophie Letourneur revient avec Voyages en Italie, une nouvelle comédie hors des sentiers battus, à l’ anti-romantisme rafraîchissant.
Comment est né le projet du film ?
Je l’ai écrit après un voyage en Italie que j’ai fait en 2016 avec le père de mon fils. Le voyage du film y ressemble beaucoup…
La plupart de vos films trouvent un ancrage dans une matière autobiographique, mais vous la remodelez de façon à mettre en lumière son caractère universel. Le générique d’ouverture de Voyages en Italie fait défiler des photos de couples anonymes en vacances en Italie. Était-ce une manière d’inscrire votre expérience individuelle dans une pratique finalement commune ?
Oui, je pense que c’est aussi pour cela qu’il y a un « s » à « Voyages » dans le titre. Quand on était en Italie, j’avais l’impression que tous les couples autour du nôtre faisaient le même voyage pour les mêmes raisons. J’ai trouvé ça drôle, et c’est ce qui m’a donné envie de raconter cette expérience.
Le pluriel du mot « voyage » est aussi un clin d’œil au Voyage en Italie de Rossellini, que le personnage de Philippe Katerine évoque avec Stromboli tandis que vous sillonnez la Sicile. Qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma de Rossellini ?
Rossellini, c’est le premier cinéaste à mélanger des plans de documentaire avec des plans de fiction. C’est un pionnier pour cela. Et puis Voyage en Italie, c’est un film qui n’a pas été immédiatement compris à sa sortie. C’est un aspect que j’aime bien dans son travail : il fait de la recherche. Mais même si j’aime bien Voyage en Italie, je crois que j’ai une préférence pour Stromboli.
Dans une interview, vous disiez bien aimer « l’idée de revivre les événements, grâce à un film, pour comprendre ce [qu’il vous] est arrivé, pour que les choses ne s’arrêtent pas trop vite. » Est-ce que c’est pour cette raison que vous jouez dans certains de vos films ?
Je ne pense pas jouer dedans pour cette raison. Je joue dedans parce que c’est plus simple. Je sais exactement ce que je veux donc c’est plus pratique, ça va plus vite. Dans Voyages en Italie, c’est mon personnage, donc au lieu de demander à quelqu’un de me jouer, je me joue moi ! (rires)
Dans le film, vous formez un couple (assez fabuleux) avec Philippe Katerine. Jouer ensemble, était-ce une évidence dès l’origine du projet ?
Absolument. Dès l’écriture en 2016, j’ai pensé à lui, parce que c’est un artiste que j’adore et dont je me sens proche. On ne se connaissait pas avant, mais j’aimais son travail et il aimait le mien. C’était comme s’il y avait un lien de proximité préexistant à notre rencontre.
Vous assimilez l’écriture de vos films à celle d’une partition musicale. Comment avez-vous composé les dialogues de Voyages en Italie ?
En fait, il y a deux types de dialogues dans le film. Il y a d’abord le récit du voyage, qui est un montage d’un enregistrement que j’avais fait avec le père de mon fils au retour de notre véritable voyage. On a travaillé à partir de cet enregistrement, qu’on a monté et réécrit. Puis tous les autres dialogues sont issus d’improvisations faites en amont du tournage avec tous les personnages du film. Ça s’est parfois fait dans les lieux où on a finalement tourné, mais le plus souvent, c’était avec le père de mon fils, autour d’une table.

Le film aborde de front la question du désir dans le couple, et sa versatilité. Une question sérieuse, mais que vous choisissez d’aborder avec légèreté, dans un film burlesque. Qu’est-ce qui vous plaît dans la comédie ?
Je pense que c’est une inclination naturelle. Enfin, c’est mon rapport aux choses. C’est-à-dire que je peux être facilement émue et bouleversée par des choses, mais il y a souvent une forme de distance un peu attendrie, liée à des détails qui me font rire. Et c’est un rire attendri, ce n’est pas un rire moqueur.
Le burlesque d’une séquence tient parfois simplement au cadre. Je pense à une scène du début, où le personnage de Philippe Katerine se foule la cheville sur un pont de Paris. Le plan est filmé de très loin, et la caméra finit par zoomer après qu’il se soit blessé. Comment choisissez-vous le juste point de vue ?
Pour ce plan, il y a eu plusieurs essais. Avant le tournage, j’ai fait une espèce de maquette, un brouillon avec tous les plans du film. Je travaillais sur cette maquette avec Laeticia (qui joue dans Le Marin masqué et avec qui j’écris mes films). Nous étions chez son père à Quimper et je lui ai proposé de faire la scène où Philippe se casse la gueule. On a donc fait ça dans une rue de Quimper, et la scène était hilarante. J’ai décidé de garder la même focale ensuite. Et pour l’idée du zoom, je pense que c’est l’image de ce pont qui l’a motivée. Mais de manière générale, ma pratique du zoom est très influencée par Hong Sang Soo.
Le film reprend un dispositif que vous exploriez déjà dans Les coquillettes et Le Marin masqué, où les personnages sont les narrateurs de leur propre récit. Il y a ces séquences à la fin où leurs voix se superposent en off sur leurs souvenirs. Est-ce que vous faites vos films pour vous remémorer ?
Je pense que oui. S’il y a une obsession, il y a une raison. Mon obsession de la restitution qui persiste de film en film est liée à plusieurs choses. Elle est d’abord liée à une illusion de contrôle ou de maîtrise du temps, d’un possible retour en arrière. Restituer me donne l’illusion d’avoir une prise sur les choses sur lesquelles je n’ai évidemment aucune prise. Mais cela me soulage de le faire malgré tout. Et avec Voyages en Italie, j’ai compris autre chose. Dans la dernière séquence, il y a cette image d’une petite fille morte et embaumée. Au début, je ne savais pas trop pourquoi j’avais voulu l’intégrer au film. Et puis j’ai associé cela à ma mémoire un peu spéciale : je n’ai aucun souvenir avant mes dix ans. J’ai fait une analyse, mais ça n’est jamais remonté. Donc restituer, collecter, c’est aussi en réaction à cela.
Vous avez parfois dit envier la liberté d’un cinéaste comme Hong Sang Soo. Avez-vous le sentiment d’avoir été plus libre pour ce film ?
Oui, je l’ai fait de façon très libre, et les autres aussi je pense. Mais je ne dirais pas que j’envie la liberté d’Hong Sang Soo : je l’admire. J’ai l’impression que faire un film lui demande moins d’effort. De mon côté, c’est une véritable usine à gaz pour arriver à faire ce que je veux. Son talent et la grâce de son travail m’impressionnent ; c’est un poète. Il y a sans doute beaucoup de travail, mais on a l’impression que c’est inspiré et que c’est comme ça. Chez moi, les conditions de l’inspiration et de l’écriture sont plus difficiles. C’est une collecte minutieuse qui prend beaucoup d’énergie. C’est comme s’il dessinait avec aisance, et que j’étais là, au burin sur une sculpture de marbre. Les films d’Hong Sang Soo me font penser aux dernières peintures de Cézanne. Il y a une simplicité et une pureté dans tout ce qu’il fait.
Voyages en Italie est le premier volet d’une trilogie en construction. Est-ce que vous pouvez nous en parler ? Comment l’idée vous est-elle venue ?
Les deux premiers volets sont arrivés presque en même temps. Le voyage en Sicile qui a inspiré Voyages en Italie a eu lieu à Pâques 2016, et l’idée du deuxième volet est venue durant l’été qui a suivi, quand nous sommes partis en Sardaigne avec les enfants ! Ma fille, qui avait 10 ans à l’époque, nous avait entendu dérusher le récit du premier voyage. Elle a voulu qu’on fasse pareil en Sardaigne et qu’on enregistre les vacances (elle avait reçu en cadeau un jouet dictaphone). Donc au fil du séjour, le plus souvent au restaurant, il a fallu raconter dans les moindres détails ce qu’il s’était passé. Sauf que mon fils avait trois ans à l’époque, et qu’il était impossible de tenir une conversation… C’est ça que j’ai trouvé drôle. Le film est complètement déconstruit : on n’arrive pas à raconter, les enfants n’arrêtent pas de s’engueuler… Ce deuxième film traite du lien fraternel et de l’épuisement total des vacances en famille. Concernant le troisième volet, l’idée est venue plus tard. Entre temps j’ai tourné Énorme, que j’avais commencé à écrire avant le premier voyage en Italie. Le film sera différent des deux autres : il s’agira d’une fiction un peu clichée, avec un mélange entre nous, et d’autres acteurs qui nous jouerons. J’aimerais que ce soient des acteurs américains !
Dans votre œuvre, vous alternez entre des fictions qui ressemblent à des fables comme Gaby Baby Doll ou Énorme et des autofictions. Je pense à Voyages en Italie, mais aussi au Marin masqué et aux Coquillettes dans lesquels vous jouez également. Qu’est-ce qui fait que vous avez envie de passer d’un type de film à un autre ? Comment votre choix s’opère-t-il ?
Je ne choisis pas entre plusieurs types de films. Les projets de films naissent d’une envie. J’ai des scènes en tête et je me décide à leur donner forme. Dans le cas d’Énorme, même si je ne joue pas dedans et que ce n’est pas mon expérience exacte, tout est parti d’une prise de notes sur l’accouchement. C’était mon deuxième enfant et j’avais envie de parler de cette expérience, de filmer un accouchement. Je voulais raconter ce que c’est que d’avoir un bébé qui se développe, la perte de maîtrise que ça implique.
Propos recueillis par Claire Massot