
La musique résonne, une pulsation sourde, rythmique, malsaine. Le tempo s’accélère, les corps défilent, rapides, élégants, regard fixé sur la caméra, main sur la hanche. C’est une spirale qui se forme sous nos yeux, des silhouettes qui s’enchaînent, points noirs sur fond blanc, un vortex sans fin de mannequins et de spectateurs qui nous avale sans possibilité d’échappatoire. C’est ainsi que s’ouvre le nouveau film de Xavier Legrand, qui revient après Jusqu’à la garde pour continuer sa »trilogie du patriarcat » et interroger une nouvelle fois le système pervers de la violence masculine.
Pour Ellias Barnès, la succession est double. Nouveau prince de la mode, il s’est frayé son chemin jusqu’à la tête d’une grande maison de couture, dont il vient de prendre la direction après la mort de son prédécesseur. Entre photoshoot et promo de sa nouvelle collection, Ellias apprend que son père, avec qui il a coupé les ponts, vient de mourir. De ce monde sous les feux des projecteurs, où les hommes dirigent et les femmes sont des portants de vêtements, Ellias passe à une petite maison enneigée dans un recoin du Québec, entourée de voisins sympathiques et d’anciennes connaissances, mais où un héritage tout aussi glauque qu’inéluctable l’attend.
La réalisation de Xavier Legrand est glaçante. L’image est un dégradé de blancs, une toile vierge sur laquelle les dimensions les plus sombres de la psyché humaine viennent s’inscrire. Les plans longs, dénués de musique, le jeu des ellipses et du hors-champ renforcent cette esthétique froide et dépouillée. Legrand ne se concentre que sur une seule chose : filmer, avec une précision chirurgicale, les mécanismes d’une violence silencieuse et cachée.
Le motif de la spirale est au centre de cette double thématique de l’héritage et de la violence. Spirale des corps, d’un escalier de la maison funéraire, d’un sous-sol labyrinthique. Condamné à revenir toujours au même endroit, Ellias Barnès est pris dans un cycle dont il est impossible de se libérer et qui finira par le détruire. Si la spirale est un symbole connu du film du genre, notamment du thriller, et que d’autres codes sont repris au cours du film – comme la cave de la maison – Le Successeur s’amuse à les détourner pour les intégrer à une intrigue d’un réalisme implacable. L’horreur qui est présentée est celle, réelle, de la violence patriarcale : chaque décision du protagoniste, même la plus stupide, est dictée par cette idée que l’homme vient avant la femme, que son image personnelle, son pouvoir, sa position dans la société, justifient que la femme puisse être traitée comme un objet et que son humanité soit constamment reléguée au second plan pour servir les intérêts des hommes.
Alors, plus qu’un film d’horreur, c’est une tragédie que met en scène Xavier Legrand. Le destin d’Ellias Barnès était tracé avant sa naissance, conditionné par sa famille, elle-même déterminée par ce système de domination masculine qui écrase, sans distinction, tous ceux qui sont pris dedans. Certaines fioritures de réalisation et des incohérences (une en particulier) viennent hélas diminuer l’impact de cette machine infernale ; mais malgré cela Le Successeur demeure une démonstration magistrale et terrifiante des mécanismes d’une violence dans laquelle nous vivons tous les jours.
Le Successeur / De Xavier Legrand / Avec Marc-André Grondin, Yves Jacques, Anne-Elisabeth Bossé / 1h52 / France, Canada / Sortie le 21 février 2024.