
C’est pas moi, ironise Carax, arborant ce ton espiègle qui le caractérise et qui sous-tend ce film ténébreux, commandé par le musée Pompidou pour une exposition finalement avortée. À la question préliminaire « où en êtes-vous Leos Carax ? », notre dandy-clochard discret du cinéma français répond d’abord par la désignation en images du père, tandis que sa voix off à tessiture mourante se perd cocassement dans les photographies de ses aïeux artistiques, dont évidemment Godard que chacun aura ici perçu en ombre tutélaire. Une facétie pour se dérober, toujours, mais dont affleure surtout le spectre qui hante l’entièreté du métrage et du geste de Carax : le spectre d’une imposture, ou d’une posture impossible.
Le titre recouvre et revendique même cette facette de l’artiste qui à mesure de films n’a cessé n’explorer, d’incarner et de réinventer via ses acteurs (Denis Lavant en tête) des fragments de lui-même, tout en creusant son ethos, parfois exaspérant, de nouveau poète maudit rongé par le spleen et un mal du siècle incurable. Le fantôme de la citation guette immanquablement la matière de C’est pas moi dans un agglomérat méthodiquement relié d’images composites – archives, photographies et vidéos intimes, extraits de films dont sa propre filmographie, et autres – où pleuvent aussi les références littéraires plus ou moins explicites, de Dostoïevski à Proust, en passant par Rimbaud ou Apollinaire.
Érudit séparé de la tribu, Carax se voit en cygne baudelairien « avec ses gestes fous, comme les exilés, ridicule et sublime » (« Le Cygne », Les Fleurs du mal), ou en neurasthénique proustien, filmé cloué au lit, cherchant éperdument du Nouveau, ces « shapes » que nommait Melville, au fond des rêves et des images. C’est cette errance intérieure, en dépit d’une persona romantique frisant parfois la parodie, qui émeut. L’introspection heuristique d’un créateur en quête d’une place, d’une posture à adopter. Essayant, tâtonnant, expérimentant, le geste trébuche nécessairement dans l’amalgame, notamment lorsqu’il fouille le politique. Un champ dont la complexité semble un peu lui échapper. Il n’évite pas non plus le dogmatisme, comme lorsqu’il sacralise un cinéma des premiers temps. « Comment retrouver l’image des dieux ? », se demande-t-on ainsi. Si la réponse par la voie systématique du passé peut laisser circonspect, deux autres stimulent davantage : celle du corps, car Carax aime plus que tout le corps et ses potentialités, sa puissance cinétique, et la voie primaire de l’enfance. Deux aspects en somme consubstantiels.
Selon cette idée toujours baudelairienne d’un génie situé dans « l’enfance retrouvée à volonté » (L’Art romantique, 1869), l’auteur clôt son film après son générique, soit par-delà sa fin, par des images de la petite Annette s’élançant au son de Modern Love, rappelant la course effrénée de Denis Lavant dans Mauvais sang (1986), qui périclitait fatalement. L’enfant marionnette, lui, peut s’envoler. Croire au corps et au mouvement, certainement donc. Mais pas sans la poésie de l’artifice. Afin que le beau triomphe du chaos.
C’est pas moi / De Leos Carax / Avec Denis Lavant, Ekaterina Yuspina / France / 42min / Sortie le 12 juin 2024