Juré n°2

Actuellement au cinéma

© Warner Bros

Clint Eastwood est un classique. Il est presque gnomique – classique ? – de l’écrire. Il l’est sur le plan narratif, dont le régime est celui de l’action, ce mouvement dynamique traditionnellement tendu vers deux issues possibles, autant que sur le plan esthétique : la mise en scène, discrète chez Eastwood, s’assujettit à l’action susdite. Ce qui ne l’empêche pas de la subordonner à la durée des situations, à de la mise en scène, pour mieux fouiller les émotions, l’intériorité de ses personnages (voir Sur la route de Madison, drame au régime plus duratif). Un trait qui l’érige sans conteste au rang des grands cinéastes.

Il y a donc une logique imparable à ce que Juré n°2, servi comme l’hypothétique chant du cygne de son réalisateur de légende, aussi classique dans sa chair par son homérique longévité, appartienne aux films de procès. Un genre, d’une part, qui a acquis ses lettres de noblesse au moins depuis Douze hommes en colère (Sydney Lumet, 1957), modèle ici revendiqué, et d’autre part dont le principe, la délibération, constitue un agent élémentaire de l’action dramatique. En d’autres termes moins chantournés, voire linguistiquement technocrates, on dirait de Clint Eastwood qu’il revient aux fondamentaux.

Des fondamentaux dramatiques couplés à une épure formelle qui, quoique fidèle au style du cinéaste, confine cette fois à la purge de la matière filmée. Une photographie excessivement policée pour un drame aussi retors et moralement tourmenté. À ceux toutefois qui pointeront la candeur derrière quelques ficelles scénaristiques, on ne manquera pas de leur rappeler Gran Torino (2008), entre autres, qui n’y faisait pas exception, sans altérer pourtant sa puissance lyrique et symbolique. Puis, histoire de nous faire relativiser, rappelons qu’au degré de la naïveté risible à pleurer, il y eut Cry Macho (2021).

La force de Jury n°2 tient quant à elle au doublement de la tension délibérative du film de procès. Justin Kemp, américain exemplaire, époux idéal et futur papa formidable, soucieux d’enchanter sa femme au point d’aménager généreusement et de fond en comble la chambre du bébé à venir, se voit convoqué par la cour de Géorgie afin d’intégrer le jury d’un procès : celui de James Sythe, au physique du parfait coupable de féminicide, accusé du meurtre de sa femme Kendall Carter, officiellement rouée de coups avant de finir dans un fossé en bord de route. Une accusation portée héroïquement par une Toni Collette dans le costume de la procureure Faith Killebrew, crispante de rigidité dans le tailleur de ses certitudes inébranlables, tandis qu’elle mène tambour battant sa campagne de réélection (car rappelons que les magistrats sont élus, dans ce pays si juste et méritocratique des États-Unis). Sauf qu’il y a comme un diable en boîte. Alors que le procès déroule les faits, Justin comprend soudain, tel un coup de massue sur le crâne, qu’il était présent le soir du drame, et qu’il semble le vrai responsable du décès de la jeune femme.

Cet écart vis-à-vis du modèle de Sydney Lumet, qui fait du juré scrupuleux le responsable du crime, densifie l’enjeu et le suspense du récit. À l’indécision entre condamnation et acquittement du jugé s’ajoute le dilemme moral d’un personnage tiraillé entre l’impératif catégorique de se dénoncer et l’intérêt individuel qui l’en dissuade. Ceux qui auront vu La Vérité (Henri-Georges Clouzot, 1960), ou plus récemment Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023), savent qu’un fait n’égale pas une vérité, et que, contrairement à la maxime de Killebrew, « la justice [n’est pas] la vérité en action », mais précisément un jugement en action. Un jugement sur des faits, sujets à interprétation, dont les circonstances et les causes sont équivoques. Au constat de cette limite du système judiciaire, le film n’apporte a priori pas grand-chose. Il le réitère sous une nouvelle variation. Même chose sur la saisie, dans le sillage suivi sans ambiguïté de Douze hommes en colère donc, d’un obstacle de taille au bon fonctionnement de la Justice : l’humain et ses turpitudes, ses petits intérêts et son expérience singulière qui orientent fatalement son jugement.

Mais dans l’Amérique d’aujourd’hui, le constat s’avère plus sombre, plus désabusé. Le juré cartésien, émetteur du doute, ne peut cette fois renoncer à ses propres préoccupations. Et pour cause, puisqu’il doit sauver sa peau. Sauver sa famille, sauver son bonheur, ainsi que celui d’un enfant à naître. Pour son quarante et unième film et peut-être dernier long métrage, Eastwood offre la quintessence du cinéma eastwoodien. En confrontant l’intérêt individuel d’un homme ordinaire aux intérêts collectifs, aux lois de la cité ; par, une fois de plus, la mise en conflit des valeurs américaines, entre liberté suprême de l’individu et souci démocratique de l’égalité et de l’unité. Enfin, par l’auscultation des fêlures morales d’un homme. Le metteur en scène s’est toujours attaché à filmer les clairs-obscurs de l’âme. À presque leur rendre hommage. C’est lorsque la caméra capte en gros plans les contorsions du visage de Nicolas Hoult, tout près de s’effondrer devant sa femme soupçonneuse et inquiète, qu’il est à son meilleur. Eastwood est un classique, mais il est surtout un humaniste. Or en tant qu’humaniste, c’est bien l’humanité tout entière de ses personnages qui l’émeut, et qu’il s’efforce d’explorer. Leurs forces autant que leurs faiblesses, leur grandeur autant que leur bassesse. Une faiblesse toujours bouleversante, même quand elle tutoie le pire.

Quand Justin répond à la procureure dans un (quasi) dernier face à face que la vérité n’est pas toujours juste, assertion remarquable car de fait contre-intuitive, il soulève un fin problème qui toutefois ne l’absout. Car si la justice juge bien des faits, et non la vérité comme dit plus haut, elle se révèle inapte à juger les hommes. Justin est un homme bien. Sans doute meilleur que le mari innocent du crime dont on l’accuse. Mais il a tué. Il n’est pas coupable. Mais coupable de. Coupable d’un acte : le meurtre accidentel de Kendall Carter.

Sous une surface hélas sans aspérités, le film remue ainsi des réflexions d’une âpre complexité. Dernier détail qui, comme souvent, n’en est sûrement pas un : au terrible meurtre d’un père par son fils chez Lumet, le scénariste Jonathan Abrams a ici substitué celui d’une femme par son époux qui, on le devine, n’a pas l’air du plus vertueux féministe. Par ailleurs, il se trouve que madame la procureure poursuit sa campagne qu’elle fait reposer sur l’affaire. Elle mérite d’être élue car elle défend les femmes. Sans l’exhiber, Juré n°2 dialogue avec l’époque. L’Amérique post Me Too s’insinue bel et bien au sein du film de procès, dans lequel ce qui condamne d’emblée, aux yeux de la procureure et de l’opinion publique, ce sont les travers d’un mauvais mari. Une des jeunes jurées l’affirme. L’accusé est un jaloux compulsif, certains iraient jusqu’à dire « toxique ». Sa culpabilité ne fait donc aucun doute. Et à rebours du film de Lumet, cette fois, le doute ne sauve pas. Le doute est évacué. Le doute n’a plus sa place.

Le Nouveau se situe là. Si le doute profitait à l’accusé dans le film de 1957, il ploie aujourd’hui contre la ferveur écrasante de l’opinion. Heureusement Killebrew, la plus convaincue, chemine, enquête, pour faire triompher peut-être la vérité. En dépit de tout, sacrifiant sa place, son propre intérêt. Telle est la condition d’un progrès des institutions, remise entre les mains des individus. Il en va de la santé de l’Amérique. À 94 ans, il apparaît finalement qu’Eastwood a conservé toute son acuité critique, persistant, avec un même scepticisme fécond, à regarder son pays et son présent dans les yeux.

Juré n°2 / de Clint Eastwood / Avec Nicolas Hoult, Toni Collette, Zoey Deutch, Kiefer Sutherland, J.K. Simmons / 1h54min / U.S.A / Sortie le 30 octobre 2024.

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