
De 1963 à 2025, quelque chose de comique s’est glissé dans la scène qui ouvre Entre le ciel et l’enfer. Dans le vaste salon d’une luxueuse villa qui surplombe la ville, un groupe d’hommes en costumes, cigarettes et mines graves, devisent ensemble du goût des femmes en matière de chaussures à talon. Rassemblés autour de nouveaux modèles d’escarpins bon marché, calqués sur les tendances du moment, l’enjeu pour ces industriels du soulier est de maximiser les profits de leur entreprise. Le sérieux papal avec lequel ils présument des besoins de leurs clientes apparaît délicieusement désuet aux spectateur·ices d’aujourd’hui, qui regardent la séquence un sourire en coin. L’attitude d’un des individus tranche néanmoins avec le reste de cette bande de rigolos complaisants. Mutique, il ne semble pas goûter les jugements à l’emporte-pièce de ses camarades et finit tout bonnement par exploser : pour lui, hors de question de se vautrer dans l’air du temps afin d’appâter les consommatrices, si cela signifie sacrifier la qualité du produit.
Lorsque Akira Kurosawa réalise Entre le ciel et l’enfer en 1962, le maître japonais est au sommet : après un enchaînement de succès critiques et commerciaux, la Tōhō lui propose de monter sa propre société de production afin qu’il puisse financer lui-même une partie de ses films et bénéficier ainsi d’une plus grande liberté artistique. Avec ce contrôle accru sur son travail, le cinéaste livre coup sur coup Yojimbo (1961) et Sanjuro (1962), deux accomplissements majeurs, avant de mettre en chantier un projet auquel il tient tout particulièrement : l’adaptation du roman Rançon sur un thème mineur de Ed McBain. Le réalisateur en tire un long-métrage ample, une fable morale qui fraye avec le film noir, le commentaire social et le thriller policier. Il y raconte le dilemme terrible qu’affronte Gondo (Toshirō Mifune, impérial), un homme d’affaire consciencieux ayant bâti sa fortune selon cette éthique laborieuse japonaise dont Kurosawa lui-même est un digne représentant, quand le fils de son chauffeur est enlevé par erreur à la place du sien. Sur le point de conclure une manœuvre financière pour laquelle il a hypothéqué sa propre maison, il se retrouve dans l’impasse : payer la rançon exigée par le ravisseur et précipiter sa banqueroute, ou laisser le gamin mourir pour assurer la sécurité matérielle de sa famille ?
Par le biais du choix délicat auquel son héros est confronté, le cinéaste nippon procède à un examen minutieux des divisions de classes de son pays. Le récit est construit selon un mouvement descendant et nous précipite des hauteurs de la propriété cossue de Gondo jusqu’aux bas-fonds de la Yokohoma, qui abrite prostituées, toxicomanes et marginaux en déroute. Trois parties distinctes composent cette percée au travers du millefeuille social japonais : un huis-clos dans la demeure de Gondo, tiraillé entre son devoir moral et sa survie économique ; l’enquête policière menée par un inspecteur déterminé à confondre le kidnappeur ; une exploration des faubourgs miséreux de la ville. Une chute vertigineuse du ciel vers l’enfer, qui témoigne des contradictions d’un système qui maquille le déni et l’individualisme en vertu.
Cette thématique d’une société pétrie d’ambiguïtés, Kurosawa va l’inscrire à même sa mise en scène. Dans la première partie du film, confinée dans les intérieurs immenses et feutrés de la résidence, le cinéaste emploie la largeur du format cinémascope pour distribuer les personnages dans l’espace du cadre et traduire visuellement les affects qui les travaillent : face à l’ignoble chantage du bandit, Gondo, son épouse, son fils, son chauffeur et les inspecteurs se rassemblent où se séparent à l’intérieur du champ, marquant ainsi concordances et désaccords. Dans ce décor minimaliste, les costumes, essentiellement noirs ou blancs – ou passant de l’un à l’autre à la faveur d’une veste que l’on enlève – font office de marqueurs moraux et permettent de renseigner par le langage visuel quant à l’évolution de l’humeur des personnages. Assorti d’un découpage virtuose, qui ne cède à la coupe qu’en cas d’extrême nécessité – pour accompagner un comédien qui change de pièce, ou pour offrir un gros plan à une émotion subtile qui le mérite – , le réalisateur rappelle dans ce premier bloc de temps l’importance de la communauté, au delà des conflits individuels.
Situé en plein miracle économique japonais – le film est habité par l’idée de modernité et exhibe mobilier de luxe, trains grande vitesse dernier cri, infrastructures rutilantes et équipements technologiques de pointe – Entre le ciel et l’enfer en dévoile l’envers décati : quelques élus s’enrichissent au détriment d’une population qui survit dans la précarité, l’héroïne fait des ravages dans les recoins sombres des cités, et le culte du travail et de la rigueur peine à dissimuler un égoïsme forcené. Pourtant – et c’est l’une des qualités les plus remarquables de ce long-métrage –, Kurosawa accorde à tous ses personnages une attention particulière, affectueuse, et leur offre la possibilité de s’amender : Gondo, d’abord réticent à céder aux demandes du maître-chanteur, finit par sacrifier son entreprise pour aider son employé ; les inspecteurs, dégoûtés par l’étalage de richesse de l’homme d’affaire, finissent par se prendre de compassion pour lui et font un point d’honneur à récupérer l’enfant et la monnaie d’échange ; même le coupable de l’enlèvement, pourtant responsable d’actes hautement répréhensibles, obtient une forme d’absolution inattendue.
Initialement pensé par son auteur comme une dénonciation du rapt d’enfants, qu’il considère comme l’un des crimes les plus odieux, le long-métrage brille pourtant par la nuance de son regard sur son personnage antagoniste. Interprété par Tsutomu Yamazaki, qui fut propulsé vers la célébrité suite à l’immense succès du film, le ravisseur est présenté comme un être complexe : à la fois petit, mesquin, enragé contre les riches qui lui pourrissent la vie et la vue (idée géniale, la villa de Gondo obstrue l’horizon de sa fenêtre), il dédie pourtant son temps à soigner ses patients dans un hôpital, et on le devine habité par une solidarité de classe. Les lunettes de soleil iconiques qu’il porte sur le bout de son nez dans la dernière partie sont autant un gage de dignité, la marque de son aspiration à être autre chose que son origine sociale, qu’une façade lisse et réfléchissante, renvoyant au monde sa propre cruauté, tout en dérobant aux yeux des honnêtes gens la colère assassine qui gronde à l’intérieur. La dualité, toujours, pour ce personnage miroir de Gondo, dont il est le double malchanceux, triste et sans espoir, et dont la descente aux enfers a exactement l’effet escompté par celui qui consent à son sacrifice : secouer l’opinion publique dans la fiction, troubler les spectateur·ices dans le réel, et lézarder un peu plus le vernis d’une société japonaise en plein renouveau économique, préférant tirer les rideaux du déni sur sa baie vitrée pour s’épargner la vision douloureuse de son refoulé.
Entre le ciel et l’enfer / de Akira Kurosawa / Toshirô Mifune, Tatsuya Nakadai, Kyôko Kagawa / Japon / 2h23 min / Ressortie en salles – Sortie en France le 9 juin 1976.