
Comment fabriquer un héros d’action en 2025 ? C’est la question que pose ce Running Man revisité par Edgar Wright, trente-huit ans après une première adaptation kitsch et musclée par Paul Michael Glaser, quarante-trois ans après l’œuvre originale de Stephen King. Signé Richard Bachman, alias généralement réservé à ses fictions ancrées dans le réel les plus désespérées, le roman paraissait dans un contexte bien particulier : après une décennie 1970 marquée par la désillusion, le peuple américain retrouvait la foi en ses institutions en catapultant une star de cinéma à la Maison Blanche. L’accession à la présidence de Ronald Reagan en 1981 faisait entrer de plein pied les États-Unis dans le règne de l’image : qu’importe le fond, pourvu que la forme soit suffisamment séduisante pour nous rallier à sa cause. Dans cette nouvelle ère, le cinéma se faisait le vecteur de récits triomphalistes fallacieux, menés par des corps masculins sculptés par le bodybuilding et les stéroïdes, eux-mêmes devenus pures surfaces.
À l’époque, le parcours d’éveil du personnage imaginé par King résonnait comme un cri d’alerte lancé à son lectorat, sommé de regarder au delà de la couche superficielle qui voilait désormais le réel. Arrivé au terme de la Grande Traque, terrible jeu télévisé précipitant à sa poursuite cinq assassins trente jours durant, il réalisait soudainement n’être que le jouet d’une machination : dans cette course à l’audience dont les ressorts lui échappaient, ses vaines gesticulations étaient récupérées en un spectacle qui détournait les classes prolétaires des oppressions qu’elles subissaient – variation sur les éternels jeux du cirque qui, sous une forme ou une autre, ont toujours servi les intérêts des puissants. La première adaptation de 1987 délaissait totalement ce conflit de classes et changeait Richards en un superflic vertueux interprété par Arnold Schwarzenegger, à rebours de l’individu enragé et anti-système brossé par l’écrivain. Manifeste individualiste menant à l’effacement d’une figure d’autorité au profit d’une autre, le raout pyrotechnique eighties s’achevait par un contresens total du propos du romancier : dans un monde où la mise en scène du pouvoir faisait désormais écran à la violence qu’elle exerçait à bas bruit, il n’était plus possible de faire confiance aux images.
Cinéaste méta, Edgar Wright était le réalisateur tout indiqué pour prendre en charge cette réflexion sur la nature duplice des images. Depuis Shaun of the Dead (2004), le Britannique s’est fait une spécialité d’investir des genres spécifiques pour en questionner les fondements : aliénation des classes moyennes dans le film de zombie, tentation fasciste du thriller policier dans Hot Fuzz (2007), dilution de l’individu dans le collectif avec la fable d’invasion extraterrestre Le Dernier Pub avant la fin du monde (2013) (pour ne citer que l’excellente trilogie Cornetto). Le film d’action, dont le fonctionnement repose en partie sur l’iconisation d’un héros, est ici mis en crise : perpétuellement poursuivi par des caméras, en proie à des montages mensongers, Richards est engagé dans une lutte à mort pour la maitrise de son image. Un terrain de jeu idéal pour la mise en scène de Wright qui, de séquences redoutables servies par un montage aux raccords fluides et aux enjeux spatiaux clairs, s’épanouie dans un jeu de surcadrages. Portes, fenêtres, écrans : Running Man décrit les circonvolutions d’un corps tentant d’échapper à un cadre réel et symbolique auquel l’émission le confine, en trompant la vigilance des tueurs qui, dans une foule d’anonymes, tentent de le confondre (to frame him, en anglais).
En plus de s’imprimer à même la mise en scène, cette guerre des images s’incarne également dans l’affrontement de deux régimes esthétiques dans la diégèse du film. Au flux numérique boosté à l’I. A. qui inonde les téléviseurs du Network, s’oppose une conception artisanale de la captation du réel : retranché dans son placard, l’Apôtre mène une révolte analogique en disséquant les images du jeu mortel dans sa propre émission, tournée sur fond vert à l’aide de caméras DV, stockée sur des VHS. Même chose pour le personnage d’Elton Parrakis, dissident optimiste campé par Michael Cera, qui révèle les sales petits secrets du puissant réseau médiatique en les consignant dans des fanzines bricolés à base de scotch, coupures de journaux et photocopieurs. Face à la terreur technologique des démiurges capitalistes, les individus opprimés répondent par la créativité do it yourself, la débrouille low-tech.
Cette exaltation de l’artisanat des images a-t-elle vraiment le loisir d’exprimer ses pleins potentiels dans un blockbuster à 110 millions de dollars piloté par un grand studio Hollywoodien ? Wright a beau jeu d’essayer par tous les moyens de faire sien un projet sur lequel il n’est qu’exécutant, il ne fait au fond que rejouer le sempiternel bras de fer de David contre Goliath. À l’instar de son acteur Glen Powell – par ailleurs beaucoup trop beau pour ce rôle de prolo pressurisé par le libéralisme –, dont la colère déborde d’un corps habituellement mobilisé pour son exceptionnelle capacité de contrôle, le cinéaste tire tous azimuts sur un empire médiatique depuis l’intérieur même de la machine, au risque de s’y faire absorber. En témoigne la fin du long-métrage, en forme d’appel à l’insurrection dont la naïveté tranche avec la noirceur radicale de l’attentat suicide qui clôturait le livre : Ben Richards y est ici promu porte-étendard d’une révolution cool et instagrammable, bêtement manichéenne, neutralisant définitivement la portée politique du récit originel.
Running Man/ de Edgar Wright / Avec Glen Powell, Josh Brolin, William H. Macy / 2h14 / U. S. A. / Sortie le 19 novembre 2025.