
« One may as well begin with Helen’s letters to her sister », un jeune homme relit en boucle la première phrase d’Howard’s End, son roman préféré. Ils sont dix et ils essayent d’en écrire un à leur tour, assis autour d’un rectangle surélevé – une scène dans la scène – sur laquelle ils hésitent à monter. Son auteur E.M Forster vient alors leur rendre visite afin de les aider à se lancer. Enfin, ils s’y aventurent : « One may as well begin with Toby’s voicemails to his boyfriend ». L’intrigue débute, qui est Toby ? Que disent ces messages ? Pendant sept heures (réparties en deux parties), les jeunes hommes incarnent ces personnages, improvisant leurs vies : le sujet de leur roman.
Cette mise en abîme permet à la pièce de toucher au sujet de l’écriture mais aussi de nous plonger directement dans une intrigue intimiste. Cette dernière nous absorbe complètement et l’on oublie volontiers le premier niveau de narration. L’histoire de Toby et son compagnon Eric est à première vue ordinaire : Nous suivons leur vie commune et leur parcours respectifs après leur rupture. Le thème premier de l’oeuvre, soit l’héritage des nouvelles générations d’hommes gays américains, pouvait sembler trop large et difficile à traiter sans tomber soit dans le mélodrame ou dans le militantisme pur. Pourtant Matthew Lopez évite ces deux extrêmes en nous livrant des réflexions sur un nombre important de questions en les liant au ressenti personnel de ses personnages. Cette mise en rapport constante entre l’universel et l’intime permet aux spectateurs de se sentir concernés par des sujets qui dépassent en réalité ceux propres à la communauté gay. Comment des jeunes hommes peuvent- ils accepter leur identité lorsqu’une maladie les a privé de toute une génération d’hommes qui aurait pu les guider ? Comment combler ce manque ? Que transmettre aux générations qui vont suivre ? Telles sont les questions qui sont soulevées par les histoires sentimentales et amicales de Toby Darling, Eric Glass et leurs proches.
Divers tranches dâge et milieux sociaux sont représentés et mis en confrontation. Chaque spectateur est libre de porter son attention sur les débats politiques, idéologiques et sociologiques que l’œuvre ouvre ou sur les histoires d’amour qu’elle invente. Les sept heures de pièce permettent à l’auteur de réellement mettre en place une progression pour chaque personnage. Le sentiment d’appartenir au groupe d’amis et de connaître totalement les personnages principaux ne quitte jamais le spectateur. Cette réussite est due en partie aux performances absolument magistrales des acteurs : Kyle Soller est bouleversant, Andrew Burnap est touchant et Samuel H. Levine réalise un tour de force en incarnant deux personnages avec une aisance et une grâce déconcertantes.
La mise en scène minimaliste et minutieuse de Stephen Daldry souligne l’aspect épuré mais profondément efficace de la pièce. Car c’est une véritable épopée que le spectateur traverse tant l’œuvre de Matthew Lopez s’avère saisissante. The Inheritance oscille avec brio entre chagrins d’amour, impulsions charnelles et quêtes identitaires, nous proposant finalement une expérience théâtrale tout simplement inoubliable.

The Inheritance / De Matthew Lopez / Mise en scène de Stephen Daldry / Avec Kyle Soller, Andrew Burnap, Samuel H. Levine, Paul Hilton, John Benjamin Hickey, Vanessa Redgrave / 2018- 2019 au Noel Coward Theatre.
Une réflexion sur « The Inheritance »