
Adapté de la première nouvelle du recueil Des hommes sans femmes de Haruki Murakami, Drive my car déploie son récit durant trois heures d’une grande intensité. Primé pour son scénario au dernier festival de Cannes, il confirme la place de Ryūsuke Hamaguchi (Senses, Asako I & II) parmi les grands cinéastes japonais contemporains.
Ryūsuke Hamaguchi maîtrise si bien la narration – maîtrise discrète mais éclatante de bout en bout – qu’il ose faire commencer son film une deuxième fois, alors que tous les éléments d’un drame conjugal brillant bien que classique avaient été soigneusement établis (la vie d’un couple, la tromperie, le bouleversement). Lorsque le générique intervient après quarante minutes, temps suffisamment long pour avoir installé une rythmique confortable, tout ce que nous avons vu prend une autre tournure. Cela devient une matière du passé, un avant que le héros aura en mémoire autant que nous, et au-dessus duquel se superposera désormais tout ce qui va suivre.
Yusuke, le mari, doit assurer la mise en scène d’Oncle Vania dans un festival de théâtre à Hiroshima. La pièce de Tchekhov dont on entendra un long extrait fondamental à la fin sera une clé de compréhension dans le parcours des différents personnages. Elle est à Drive my car ce que Le Conte d’hiver de Shakespeare était à Conte d’hiver d’Eric Rohmer (influence dont on sait l’importance pour le cinéaste japonais) : la matrice et l’argument pour une libre réécriture moderne.
Les personnages gagnent tous en épaisseur au fil du temps et de leurs différents états émotifs, ils se dévoilent peu à peu et apprennent lentement à se connaître. Cela répond moins à une logique de scénario qu’à une réalité humaine, celle d’un vécu difficile, d’une intranquillité constante qui se refuse directement au bonheur. Cependant, quelque chose les lie : leur faculté à créer des récits. C’est d’abord ce qui apparaît à travers le couple principal, Yusuke, qui adapte des grands auteurs, et sa femme scénariste pour la télévision ; puis chez le duo que Yusuke compose avec sa chauffeuse, dont il voulait pourtant se passer de la compagnie. Les rencontres naissent ici à travers l’idée que l’on a la possibilité de se raconter et de se donner à l’autre par le biais de la parole, qui sera d’ailleurs montrée sous tous ses aspects (jusqu’au langage des signes) avec les répétitions de la pièce de théâtre. Tout s’effleure, se dit avec douceur et maturité, malgré la lourdeur et la responsabilité des événements passés que chacun porte au fond de soi.
Les innombrables trajets en voiture qui ponctuent le film sont des pauses durant lesquelles se déroule l’essentiel. Ces plans trop exploités par le cinéma, qui n’ont à priori aucune originalité (une voiture qui roule, un conducteur au volant) offrent tout à coup un temps suspendu propice à l’introspection. C’est en voiture, sur une cassette, que Yusuke écoute la voix d’une disparue, et c’est aussi là qu’il fait la rencontre de sa chauffeuse, qui va enfin s’ouvrir à l’issue d’un long voyage. Le motif du trajet se voit subtilement renouvelé, disant aussi bien le manque d’amour qu’il permet de l’apprivoiser.
Drive my car / De Ryūsuke Hamaguchi / Avec Hidetoshi Nishijima, Toko Miura, Masaki Okada / Japon / 2h59 / Sortie le 18 août 2021.
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