Rencontre avec : Mia Hansen-Løve et Pascal Greggory

© Mariana Castro

Venue à Lyon pour présenter en avant-première son dernier film, Un beau matin, Mia Hansen-Løve était au cinéma le Comoedia en compagnie de l’immense Pascal Greggory qui interprète le rôle de Georg, un professeur de philosophie atteint de la maladie de Benson, inspiré du père de la réalisatrice. On a pu s’entretenir avec eux dans le cadre d’une rencontre presse, avec quatre confrères.

Vos films résonnent souvent avec votre expérience personnelle, à quel point dans ce film ?

Mia Hansen-Løve : Concernant la dimension autobiographique du film, il y a la maladie de mon père, qui a inspiré celle de Georg, et tout ce qui accompagne cette maladie. Le départ d’abord en hôpital, puis en EHPAD et cette espèce d’errance ont nourri le film. Mais au-delà de faits précis qui ont pu influencer son écriture, il y a surtout l’observation d’une chose extrêmement triste et extrêmement heureuse, en l’occurrence ici une rencontre amoureuse, qu’on peut vivre en même temps, et comment ça peut nous aider à affronter le malheur. Je ne suis pas seulement partie de la maladie, je n’aurais pas fait le film si je n’avais pas vécu deux expériences contradictoires au même moment, et c’est cette dialectique avant tout, et ce qu’elle révèle de la beauté de la vie en tant qu’elle peut nous redonner ce qu’elle nous reprenait, qui a inspiré le film.

Les liens que vous tissez entre votre expérience vécue et votre écriture, vous les ressentez comme nécessaires ?

M. H-L : Ça dépend des moments. Là ça l’était, mais pour tourner la page, pour prendre une distance avec ce que la réalité avait pu avoir de pesant. Mais j’en parle comme s’il n’y avait que du malheur alors que le film est né aussi d’un grand bonheur. En tout cas ici, c’était une nécessité mais ce n’est pas dogmatique chez moi. J’ai très envie de faire des films qui n’ont rien à voir avec moi, d’ailleurs je ne sais pas ce que je ferai demain mais les choses auxquelles je pense là tout de suite sont très détachées de ma vie. Je comprends que mon cinéma puisse donner cette image, mais mes deux premiers films n’étaient pas autobiographiques. Ils sont inspirés en revanche de personnes qui ont existé, mais ce n’est pas ma vie, ce n’est pas moi. Il y a réellement deux ou trois films qui ont directement à voir avec mon propre vécu. Donc bien sûr que j’ai envie de faire des films qui n’ont rien à voir avec ma vie, et aussi de faire des films avec des personnages masculins. J’ai envie de garder cette liberté-là, qui me permet de m’identifier aussi bien à des personnages féminins que masculins.

Le titre « Un beau Matin » sonne comme un déictique plutôt flou, ambivalent, teinté de clarté et de mélancolie. Est-ce que ce titre ne résume pas en quelque sorte les différences de tons qui innervent votre film et plus largement votre cinéma ?

M. H-L : Oui, sûrement. On peut aussi l’associer à L’Avenir, mon 5e film, qui racontait les déboires d’une professeure de philosophie quittée par son mari et comment elle arrivait ou pas à rebondir. Puis je l’ai associé à d’autres de mes films puisque, étant tous très personnels, ils ont tous des liens les uns avec les autres. Mais le titre est quand même tourné vers l’avenir. Il ouvre un horizon, c’est ce que j’essaye de faire avec mes films. Après, ce que j’aimais bien dans ce titre, c’était la dimension de conte. « Un beau matin », c’est quelque chose qu’on dit pour raconter une histoire. Donc je le relie aussi à une forme de romanesque, mais également à l’enfance. La dimension de conte est je crois très discrète dans mon cinéma, ce n’est jamais affiché, mais c’est toujours à l’œuvre, d’une façon ou d’une autre.

Pour avoir vécu la maladie de votre père, est-ce que ça vous a servi pour accompagner Pascal dans son rôle ?

M. H-L : Oui et je dirais plus que servi. Si je n’avais pas connu intimement cette maladie, je n’aurais jamais fait un film à ce sujet. Et je pense qu’avant d’y être confronté, je n’aurais jamais eu envie de faire un film à ce propos car je ne me serais pas sentie légitime. J’ai toujours besoin d’avoir un rapport intime avec ce dont je parle. C’est donc parce que je connaissais la maladie que je me suis sentie capable d’écrire un tel scénario. Quand j’ai commencé à l’écrire, mon père était encore en vie, donc je baignais encore dans cet univers familier. Si j’avais attendu 6 mois ou 1 an pour l’écrire, je ne suis pas sûr que j’aurais eu la force de le faire. Et donc avec Pascal, ça nous a beaucoup aidé, le fait que j’avais une sorte de musique qui correspondait à ce que j’avais vécu. Même si ça ne passait pas toujours par des explications rationnelles.

Pascal Greggory : Oui, c’est tout à fait essentiel car pour construire un personnage, on ne se base sur rien, on construit soi-même, et avec le metteur en scène bien sûr, un personnage imaginaire, qui n’existe pas dans le fond. Là, j’avais vraiment matière pour travailler, grâce à Mia parce qu’elle m’a fait écouter des conversations avec son père. J’ai donc pu entendre sa voix, la façon dont il articulait, ce qui était précieux pour moi. Et donc plus on a d’éléments, plus ça devient facile parce qu’on est adapté à l’œil et l’oreille du metteur en scène.

Pascal Greggory (Georg), avec Léa Seydoux (Sandra) © Les Films du Losange

Pascal Greggory, quelles sont les difficultés ou les questions que vous avez rencontrées pour ce rôle plutôt âpre ?

P. G : Alors, il ne paraît pas évident pour le spectateur, sur ça je suis d’accord. Je serais spectateur, je me dirais : quelle performance ! Mais pour être très franc, ça n’a pas été si difficile que ça. Curieusement. Dès le premier jour, j’ai immédiatement cerné le personnage, j’ai réussi à savoir d’où il venait, comment il était, qu’est-ce qui ressortait, les yeux, très important, tout de suite j’ai saisi ça. Évidemment le tournage a duré plus d’une journée, et je veux dire par là que, au fil du temps, ça s’est amélioré. Par exemple, sur la manière de marcher. Mia me disait qu’il avait une démarche moins normale, plus glissée et donc elle me reprenait. En tout cas ça n’a pas été douloureux. C’était une expérience extraordinaire. Ce n’est pas toujours qu’on a un rôle comme ça dans un film. C’est un rôle magnifique et qui, je pense, touche de plus en plus de gens. Ce qui est aussi très émouvant pour moi.

Le personnage de Georg apparaît comme arraché au monde. Est-ce que ce n’est pas ça le plus terrible avec sa maladie, et ce que vous avez voulu en partie exprimer, à savoir le sentiment que rien de nous appartient vraiment, même pas des souvenirs ?

M. H-L : Pour aller dans votre sens, je dirais que, pour moi, la scène la plus triste du film, si on va par-là, c’est celle où Sandra se réjouit de faire écouter du Schubert à son père. Elle met Schubert en pensant que c’est la dernière chose qu’ils peuvent partager ensemble parce que c’est purement sensoriel, quelque chose qui parle à l’âme, sans besoin de voir, sans besoin des mots, alors qu’en fait, il finit par lui dire que ça l’angoisse d’écouter Schubert. Elle est donc obligée de couper la musique pour ne pas l’oppresser davantage. Par conséquent, si on devait faire une gradation, le plus tragique se situe dans le fait qu’il soit même privé du plaisir de la musique.

Il se dégage de votre film beaucoup de poésie, était-ce un parti pris dès le départ ?

M. H-L : Disons que je crois à la fois dans le réel et dans la poésie du réel. On dit souvent que mes films sont réalistes, mais ils le sont à mon sens comme peuvent l’être les films de Rohmer qui pour moi est un poète. C’est-à-dire que, il avait beau faire des films très ancrés dans la réalité, j’ai toujours trouvé qu’il y avait dans sa façon de rendre compte du monde la transmission d’un sentiment d’une poésie du réel. C’est ce en quoi je crois et que j’essaye de transmettre. Je suis fidèle au langage réaliste et en même temps j’espère parler à travers lui de l’invisible, d’un ineffable qui peut se nicher dans les raccords, dans les hors-champs, tous les non-dits du film.

Dans le film, Georg est balloté d’EHPAD en EHPAD. Récemment, avec le scandale Orpea ou la crise du Covid-19, la question de la maltraitance des personnes âgés dans ces établissements a surgi dans le débat public. Comment percevez-vous notre rapport, en Occident, au vieillissement et à la fin de vie ?

M. H-L : C’est difficile de répondre brièvement à cette question. C’est tout un continent les EHPAD, et ce qu’on fait des personnes qui ne peuvent plus s’occuper d’elles-mêmes, les conditions dans lesquelles on s’occupe d’elles, etc. C’est un monde que j’ai découvert douloureusement à travers mon père. Mon père s’est retrouvé en EHPAD à 65 ans, il était jeune, donc peut-être que ça m’a fait voir une certaine violence de ce milieu, celle de livrer quelqu’un qu’on aime à cet environnement particulièrement ingrat et d’accepter cette forme d’abandon. Tout ça, ce sont des sentiments très difficiles que j’ai découvert très récemment donc je n’ai pas encore un point de vue très théorique là-dessus, mais le fait qu’il y ait un grand travail à faire pour réinventer ou repenser notre rapport à cette réalité, afin que les personnes qui souffrent dans ces établissements puissent souffrir un peu moins, je n’ai pas de doute là-dessus. Dans ma petite expérience, j’ai pu voir la différence qu’il y avait d’un établissement à l’autre, simplement parce qu’on était mieux accueilli, parce que c’était plus chaleureux, plus humain.

P. G : Il y a d’ailleurs un exemple dans le film où je suis dans un EHPAD qui ne me plaît pas, où je sens une agressivité, et plus tard dans un autre établissement, le corps de mon personnage se relève, et il se remet à se tenir droit. C’est très significatif de l’accueil, de l’environnement d’un EHPAD.

M. H-L : Cette image m’a été inspirée par mon père. J’ai vu comment il s’était recroquevillé dans un lieu très mortifère, où il était très mal soigné, et où j’avais eu l’impression qu’il était livré à lui-même. J’ai pu penser à ce moment-là que c’était inéluctable, lié à la maladie, puis je l’ai vu plus tard se redresser dans un autre établissement, celui où on a filmé, parce que les femmes qui s’occupaient de lui étaient plus présentes et attentives.

P. G : Mais il ne faut pas oublier non plus l’histoire d’amour quand même, parce que c’est très important de redire qu’en parallèle de ça, une histoire d’amour se crée.

Justement, on a l’impression que tout au long du film, ces deux aspects de l’histoire avancent de pair sans que l’un ne mange l’autre. C’est comme ça que vous le conceviez ?

M. H-L : Complètement. J’ai trouvé cet équilibre, cette intensité où on a le sentiment d’être constamment avec ce que la vie a de plus profond. Il y a des moments dans la vie où on est confronté à la mort, au déclin, et en même temps où on est face à ce que la vie a de plus beau, ce qui n’est pas simple dans la mesure où les relations amoureuses ne sont jamais simples, surtout à l’âge de mon héroïne qui a déjà un vécu. Néanmoins, c’est un chemin qu’elle prend. Et finalement le bonheur est possible. C’est de ça que je voulais parler. Cet équilibre dense et fragile.

J’aimerais revenir sur votre rapport au réalisme. Si l’on qualifie souvent votre œuvre de naturaliste, est-ce que l’adjectif « impressionniste » ne conviendrait pas mieux ?

M. H-L : Si, tout à fait. Mais ce genre de qualificatif ne peut que venir de vous, je ne peux décemment pas qualifier mon film d’impressionniste, ce serait vu comme prétentieux. Bien que le fantastique ou le cinéma de genre ne constituent pas mon champ de prédilection ni de sensibilité, j’essaye toujours d’atteindre davantage qu’une surface réaliste. Une forme de réalisme poétique, comme je le disais tout à l’heure. Il se trouve que je conçois mes films comme des portraits dont chacun serait une petite touche au sein d’un plus vaste ensemble, comme un tableau impressionniste mais au cinéma. Et je me sens de tout de façon beaucoup plus proche en peinture du mouvement impressionniste que de la veine réaliste.

Un beau matin est actuellement à l’affiche.

Propos recueillis par Albin Luciani le 27/09/2022, au Comoedia à Lyon, dans le cadre d’une rencontre presse, en présence de Hervé Laurent (Radio Pluriel), Vincent Nicollet (Culturopoing), Laurence Salfati et Olivier Bachelard (Abus de ciné).

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