
Le film de procès constitue un genre à part entière, et ce de façon contre-intuitive, car sa scénographie codifiée serait plutôt de nature à lui offrir une parenté avec la dramaturgie du théâtre. Hitchcock, Cayatte, Preminger, Clouzot, Lumet ou beaucoup plus récemment Justine Triet se sont ainsi brillamment illustrés dans ce que Paul Ricœur qualifiait de « controverse organisée, modèle de discussion où les passions qui ont nourri le conflit sont transférées dans l’arène du langage. » Cette arène, Le Procès Goldman ne la quitte pas pendant 1 h 52 sur les 1 h 56 du film, sans que jamais ne pointe le moindre ennui, tant l’espace des débats cristallise et polarise les antagonismes d’une société qui, en 1976, n’avait pas totalement purgé la mémoire de la guerre, de l’antisémitisme, de la décolonisation ou des passions révolutionnaires.
Cédric Kahn se concentre ici sur le second procès de Goldman, après l’invalidation du premier par la cour de cassation (cas rarissime pour un procès d’assise, dans lequel Malraux aurait pu jouer un rôle non accessoire). Accusé d’extorsion de fonds (qu’il reconnaît volontiers) et de meurtre à main armée (ce qu’il dément avec véhémence), Goldman (Arieh Worthalter, minéral), soutenu par une part notable de la gauche pas encore caviar, apparaît comme un héros sans mythe ni destin, dont la totalité du procès s’attache à l’élucidation. Fils de deux résistants juifs polonais, réfugiés en France dans les années trente, l’homme de 32 ans a déjà passé six années en détention, au cours desquelles il a rédigé Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France, qui a fait sensation. Le titre condense toute la problématique de l’activiste politique, ancien guerillero reconverti en insoumis crapuleux : une introuvable identité, partagée entre surmoi écrasant des parcours et combats parentaux et l’échec patent de leur réinscription dans les luttes des années soixante. De fait, Goldman n’est jamais à sa place : pas plus dans son box – où il multiplie les philippiques contre le racisme policier et l’antisémitisme du système, alors que Georges Kiejman, son avocat, le somme de cesser ses imprécations – que dans son parcours de vie, où les violences et beuveries ont éclipsés les rêves d’insurrection populaire victorieuse. Ni intellectuel ni voyou, ni juif honteux ni fier Sabra, Goldman est une figure de l’entre-deux, ressassant dans ses plaidoyers une phraséologie assez creuse de « justice aux ordres » et de « bourgeoisie putréfiée », ponctuée de tautologies désespérées : « Je suis innocent parce que je suis innocent. » Ce n’est d’ailleurs pas le verbe qui sauve la tête de Goldman mais un dispositif habilement conçu par Kiejman, à savoir la photo grandeur nature du tapissage au cours duquel fut confondu l’accusé, parachevant le contre-récit de la mise en doute des témoignages et de la fabrication d’un coupable idéal, que poursuit la défense.
Servi par un dialogue d’une acuité sans pathos et une rare maîtrise du cadre comme de la valeur des plans, Le Procès Goldman transmue cette plongée dans une France ignorante de la fin prochaine des idéologies en une sorte d’opéra de poche. La ritualisation des affrontements (avocat de la partie civile vs Kiejman ; témoins à charge vs accusé) se voit ponctuellement débordée par l’incandescence des affects (évacuation de la salle, saluts nazis postiches, hurlement de slogans), qui dévoile le drame intime de Goldman, celui de se savoir indigne, là où son père (juif héroïque) ou Kiejman (juif impécunieux, devenu mondain brillantissime) incarnent les possibles d’une identité qu’il sait, lui, hors d’atteinte. C’est à ce moment-là que le huis-clos judiciaire devient tragédie.
Le Procès Goldman / de Cédric Kahn / Avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Stéphan Guérin-Tillié / France / 1h56 / Sortie le 27 septembre 2023.
Une réflexion sur « Le Procès Goldman »