La pianiste

Festival Lumière 2024

© Festival Lumière 2024

Parmi les rôles complexes, obscurs et tortueux interprétés par Isabelle Huppert, on compte celui d’Erika Kohut dans La pianiste de Michael Haneke : un film dérangeant, portant un trio de personnages ambigus et déroutants, dont les relations interrogent les rapports entre hommes et femmes.

Erika Kohut est une professeure de piano renommée du conservatoire de Vienne. Elle possède une vie a priori aussi réglée que du papier à musique. Elle se tient droite dans ses robes classiques, dirige d’une voix autoritaire ses différents élèves et termine ses journées dans l’appartement familial : celui de sa mère. Leur relation d’emprise mutuelle, fusionnelle et presque incestuelle se lit dès la première séquence, lorsque agacée par le retard de sa fille – qui a tout de même quarante ans – madame Kohut fouille dans le sac d’Erika. Le thème du voyeurisme qui scelle l’ensemble des rapports entre les protagonistes est posé. Les deux femmes partagent la même chambre, et dorment dans des lits juxtaposés. Leur proximité est aussi saisissante qu’elle est incommodante ; plus encore au moment où l’inceste est quasiment consommé dans l’effusion et la fureur des émotions traversées. 

L’impression lisse, de petite fille modèle, que l’on associe à Erika vacille au moment où on la voit parcourir les rayons DVD d’un magasin de films X. Sous les regards obliques qui la dévisagent, Erika entre dans une cabine et visionne un porno. Haneke plonge le spectateur dans les images obscènes, et amorce par là le rapport au monde d’Erika, fondé sur des rapports de domination, entre l’observant et l’observé. 

Cette impression se concrétise un peu plus tard lorsque seule dans la salle de bain et munie d’une lame de rasoir, Erika se dévêtit et s’installe sur le rebord de la baignoire. Elle s’empare d’un miroir de poche et le place en face de ses jambes ouvertes, de manière à observer le reflet de sa vulve, dans laquelle – on le croit – elle introduit l’objet. Tout se joue une nouvelle fois dans la pulsion scopique : ce qui excite Erika n’est pas tant le geste lui-même que le fait de se voir le réaliser. La mise en scène demeure quant à elle relativement à distance, au sein de plans fixes qui suggèrent plus qu’ils ne dévoilent, annulant le voyeurisme inhérent à l’être au monde d’Erika. Plus tard, on la retrouve en train d’épier un couple faisant l’amour dans une voiture, sur le parking d’un cinéma en plein air. C’est encore le plaisir de voir sans être vue qui enivre Erika puisqu’à partir du moment où elle est aperçue par le jeune homme, elle s’enfuit. 

Au conservatoire, Erika donne des cours à un jeune homme qui l’admire : Walter Klemer. Il est clair qu’il en tombe amoureux à la seconde où il l’entend jouer. Le début de leur relation chancelle entre frénésie et sensorialité du côté de Walter et la rigidité intellectuelle d’Erika. Elle finit par lui accorder plus d’attention, et par lui proposer les conditions de leurs entrevues sous la forme d’une lettre que Walter découvre, démuni : Erika décrit des pratiques sexuelles violentes, masochistes, machistes, en cela proche du BDSM. On peut lire dans ses mots l’influence du porno sur sa sexualité, qui n’est d’ailleurs qu’un fantasme. Car si elle la pense et la traduit par des phrases, elle ne passe finalement jamais à l’acte. Elle demeure dans le champ de la pensée, et de l’imagination. Lorsque la réalité frappe à la porte, sa réaction change du tout au tout : dans un élan de violence et d’incompréhension, Walter concrétise les dires de la lettre d’Erika. Il s’apprête à la frapper. Elle hurle et recule. La matérialité des coups, de la possession, de la réduction du corps féminin en objet – car c’est bien de cela qu’il est question – n’aboutit pas au plaisir escompté, longtemps espéré et rêvé, mais à la terreur, et débouche sur un viol. 

En provoquant et en déstabilisant à outrance le spectateur, Haneke souhaite que ce dernier en vienne à fermer les yeux. Un thème qu’il développe au travers de son personnage féminin, obsédée non pas tant par le sexe, que par l’idée et la vision qu’elle s’en fait. Le regard semble dès lors être un point d’entrée – et de sortie – du film.

De Michael Haneke / Avec Isabelle Huppert, Benoît Magimel, Annie Girardot / Allemagne, France, Autriche / 2h10 / 2001 / Festival Lumière 2024.

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