Le Rire et le Couteau

Actuellement au cinéma

© Météore Films

À l’aube du XXIe siècle, la représentation fictionnelle du néo-colonialisme est sujette à plusieurs biais. Un thriller farcesque et conradien dans un Tahiti anticipé (Pacifiction), un récit fleuve et romanesque dans l’Oklahoma des années 1920 (Killers of the Flower Moon), un drame atmosphérique à Madagascar au début des années 70 (L’Île rouge) : ces quelques essais récents partagent une tendance aux détours — qu’ils soient esthétiques, narratifs ou temporels — pour aborder la question. En bref, regarder le contemporain par l’ailleurs : un ailleurs situé dans le passé chez Scorsese et Campillo, ou au conditionnel chez Serra. C’est également dans cette forme conditionnelle que s’ancre, à première vue, Le Rire et le Couteau, nouveau long-métrage de Pedro Pinho, suivant Sergio, un jeune ingénieur portugais envoyé dans une ville fictive de Guinée-Bissau pour rédiger un rapport d’impact préalable à la construction d’une route traversant la région.

En conjuguant les signes du contemporain à un flou purement fictif (la ville imaginaire), Le Rire et le Couteau semble d’abord se bâtir autour d’un “Et si…”, moteur d’un récit qui s’abandonne pourtant très vite au concret. Jusqu’à l’apparition de ce titre énigmatique, Pedro Pinho tend en effet vers un dépouillement, aussi bien formel (ouverture quasi muette, naturalisme à fleur de peau) que politique, jusqu’à faire oublier, par l’absence d’une narration limpide, la condition de son personnage : ingénieur portugais, donc descendant de colons. La notion d’amorçage traverse cette introduction puis l’entièreté du projet, en ce qu’elle plante plusieurs pistes et genres, affirmant peu à peu son identité composite.

Conte amoureux un temps — via la rencontre avec deux locaux, Gui et Diara ; thriller politique — à travers la disparition du prédécesseur de Sergio et la corruption évidente autour du projet routier ; également road-movie — comme le suggère l’étude d’impact qu’il doit mener à travers la région. La beauté d’un tel objet naît de sa nature trouble : il est tout à la fois, et paradoxalement rien de cela. À rebours du bon sens propre à un certain académisme narratif, Le Rire et le Couteau avance en toute liberté, s’autorise régulièrement à dévier de sa route pour en expérimenter de nouvelles et paraît uniquement guidé par la figure de Sergio.

Armé de ses bonnes intentions puisque venu aider son prochain, le jeune ingénieur est un “homme bien”, dans tout ce que le terme peut avoir de dégoûtant aux yeux des locaux, comme le lui explique une jeune prostituée avec laquelle il se montre incapable de coucher. Sergio est un homme bien car il peut se le permettre, lui dira à son tour Diara. S’il y a quête, c’est donc celle d’un corps et d’un cœur blancs, qui évoluent parallèlement. Le corps-Sergio, d’abord guidé par l’errance et le mouvement, découvre peu à peu le statisme — figuré par la frustration amoureuse imposée par ses deux amis (“Laisse-le mariner”, dit Diara à Gui), ou par son environnement, de ses nuits blanches à l’hôtel à la maladie finale qui le cloue au lit.

Le cœur-Sergio, quant à lui, évolue à travers la confrontation discursive avec les habitants et leur pluralité de discours. Que ce soit le sarcasme d’une villageoise riant de l’autocongratulation d’une ONG pour l’installation de toilettes sèches, ou le cynisme d’un riche investisseur bissau-guinéen expliquant que la croissance locale calque un modèle européen avec « moins de sang, de douleur, et dans un laps de temps plus court », Pedro Pinho a ici la sagesse de ne pas faire de cette profusion verbale un film à thèse, visant une conclusion claire et unilatérale. Au contraire, il conduit vers un sentiment plus diffus : celui d’un désenchantement face à la posture de bienfaiteur adoptée, consciemment ou non, par les Blancs et d’une confusion sur la marche à suivre.

Si Le Rire et le Couteau suit un fil rouge, c’est celui qui se tisse en arrière-plan, dans l’évolution du spectateur occidental matérialisé par Sergio. Le jeune homme n’est pas si différent de son audience, venue chercher dans ce tourisme à peine assumé une forme de richesse — non pas financière, mais “humaine”. À l’image de sa session photographique durant les travaux de déboisement menés par des ouvriers locaux, sa posture trahit une forme de supériorité, dissimulée derrière l’objectif d’une caméra, qui transforme l’autre en sujet à observer. En le clouant à une chaise et en l’obligeant à regarder ses ébats, Diara pousse Sergio à réaliser son propre voyeurisme, amorçant alors une reconsidération des corps et leur possible réunion. Le nouveau départ, évoqué par le très beau plan final, achève cette discrète transformation du protagoniste blanc : de spectateur, le voici enfin devenu figurant, disparaissant dans la foule comme leur égal.

Le Rire et le Couteau / de Pedro Pinho / Avec Sergio Coragem, Cleo Diara, Jonathan Guilherme / Portugal, France, Roumanie, Brésil / 3h30 / Sortie le 9 juillet 2025.

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