
Qu’il se loge dans les montages publicitaires du conceptuel Eight Postcards from Utopia ou dans le procès fictif concluant Bad Luck Banging or Loony Porn, le cynisme a toujours guetté le cinéma de Radu Jude, jeu d’équilibriste entre regard en surplomb et humanisme fragile. Que Dracula soit un échec n’est qu’à moitié étonnant : il prolonge un geste auteuriste poussé ici à l’extrême, décidé à s’épuiser lui-même — puis nous avec — et, ce faisant, à rompre la fragile tension qui faisait sa singularité.
Comme l’annonce le narrateur, alter ego à peine voilé de Jude, Dracula est une pure œuvre de commande, réalisée pour des producteurs et menée sans grande conviction par un cinéaste désabusé. Le film à sketches qui suit, durant près de trois (longues) heures, se présente comme une somme d’expérimentations autour du monstre éponyme, pot-pourri de thématiques plus ou moins contemporaines (tourisme, fascisme, TikTok) et de citations explicites (Murnau, Coppola, Dreyer) conjuguées à un je-m’en-foutisme général.
En filmant son vampire comme une somme d’êtres dévitalisés, Jude entend sans doute mettre en exergue la muséification du célèbre personnage, désormais incarné par des acteurs du dimanche dans des spectacles touristiques ou réduit à une simple étiquette collée sur des lieux banals. Si l’hôpital Bela Lugosi rappelle les rues Don Siegel ou Preminger de Made in U.S.A., la référence cinéphile, chez Godard, nourrissait une croyance redoublée en la fiction et en ses acteurs. Chez Jude, cette interfilmicité ne sert qu’à alimenter une farce appauvrie, débouchant soit sur un discours lénifiant, soit sur une vulgarité creuse (quand ce ne sont pas les deux).
Ce qui surprend n’est pas tant l’incapacité à prendre en charge la figure principale que celle, plus sous-jacente, à se confronter au contemporain et à ses formes. L’IA, curiosité première brandie par le film, ne nourrit jamais autre chose que la distance critique du projet par rapport à lui-même. En venant illustrer une romance inspirée d’Ion Creangă ou un segment sur le marxisme, l’image générative ne crée jamais de réel dérangement, mais vient au contraire appuyer, dans les décrochages accessoires qu’elle agence, un second — voire un troisième — degré lassant, qui ramène constamment les embryons de fiction vers un horizon vaguement comique et surtout désintéressé. Autrement plus subtile dans N’attendez pas trop de la fin du monde, où elle se construisait en strates (une influenceuse jouant un incel), la question des réseaux sociaux apparaît quant à elle sous une forme symptomatique, réduite à une vignette simpliste montrant un influenceur qui singe Dracula pour mieux vociférer son fascisme primaire.
Que la subtilité ait pris ses bagages n’a rien de nouveau chez Jude, mais ce qu’on désignait naguère comme la frontalité propre au cinéaste sonne désormais comme une solution de facilité, sacrifiant l’ambiguïté au profit d’un constat misanthrope. La lueur au bout de ce sinistre tunnel réside alors dans deux sketches : l’un, comique, sur de fausses publicités ; l’autre, sobrement dramatique, sur un père éboueur — touchant enfin à quelque chose de l’époque, du travestissement des icônes à une certaine hypocrisie sociale. Maigres consolations néanmoins, surtout lorsqu’on réalise leur statut d’ersatz au sein d’une œuvre qui commence à radoter.
Dacula / De Radu Jude / Avec Adonis Tanța, Gabriel Spahiu, Oana Maria Zaharia, Andrada Balea, Ilinca Manolache, Șerban Pavlu / Roumanie / 2h50 / Sortie le 15 octobre 2025.