
Retrouver la bande d’Amin dans Canto Due, c’est d’abord éprouver une étrange sensation de déjà-vu. Le temps, ici, semble s’être suspendu. Sept ans pour nous, quelques jours pour eux : cette disproportion crée un léger vertige. Sous le soleil de Sète, les visages semblent figés dans un été qui refuse de s’achever, comme si les personnages étaient enfermés dans un marivaudage immuable et qui prête au film des allures de série B.
Et pourtant, derrière cette immobilité apparente, le regard de Kechiche a changé. La chair n’est plus exhibée de manière frontale comme dans Intermezzo, saturant l’écran d’érotisme ; elle circule ici avec retenue, plus discrète, presque timide. Les scènes, moins flamboyantes, gagnent en force discrète, portée par cette nouvelle retenue. La scène unique de plage, par exemple, se concentre davantage sur les visages, sur ces émotions qui passent par les yeux et les gestes suspendus plutôt que sur la nudité des corps. Même la danse improvisée dans la maison s’éloigne de l’exaltation collective : elle devient un espace de micro-interactions, de regards et de frôlements qui dessinent un désir larvé, discret mais profondément perceptible.
Si Canto Uno, avec son cœur lumineux, offrait l’épiphanie d’un monde en fête comme dans la séquence de naissance de l’agneau, Canto Due, en revanche, retourne cette lumière pour dévoiler sa face B, plus mélancolique et sombre. L’épidémie de gale qui décime les brebis jette un voile mortifère sur l’été et le film s’en trouve imprégné d’une tension tragique. Le désir, au lieu d’exploser, circule désormais comme un courant souterrain, dans un œil qui s’attarde, générant une émotion qui ne se force plus mais se laisse simplement naître.
Ce glissement du regard prépare la dimension plus romanesque du film. Intermezzo semblait suspendu dans un tableau nocturne, figé dans le huis clos oppressant d’une boîte de nuit, mais ici les péripéties et quiproquos se déploient et s’entrelacent avec une fluidité, rappelant par instants la mécanique de la screwball comedy. L’arrivée du couple américain – lui, producteur âgé ; elle, jeune actrice de feuilleton – perturbe cet été figé. Ils réinscrivent brutalement les tensions sociales et les rapports de domination au cœur du récit, redéfinissant l’espace et la hiérarchie des désirs. On pourrait croire que le film va s’ouvrir à des horizons nouveaux : Amin se rêve réalisateur à Hollywood, Tony imagine Los Angeles et un restaurant de couscous-burgers improbable, quant à Ophélie, elle fantasme une escapade parisienne. Mais ces trajectoires s’esquissent plus qu’elles ne se réalisent.
Dans un monde où le désir est impérieux, l’insouciance estivale se fissure. Dans le dernier quart du film la légèreté vacillante bascule brusquement : le désir se détraque, la mort rôde, et les personnages s’immobilisent dans la stupeur. Les utopies hollywoodiennes s’effondrent, la violence sociale resurgit, et le collectif comme l’individuel semblent pris dans un effondrement latent.
Le mektoub, implacable, reste arrimé à la lumière sétoise déclinante et à l’air suffoquant de cette fin d’été. Il se cristallise dans cette course finale d’Amin qui avance vers une trajectoire inconnue et qui, dans sa foulée incertaine, laisse entrevoir le chemin indécis que pourrait emprunter Kechiche lui-même à l’avenir.
Mektoub my love : canto due / De Abdellatif Kechiche / Avec Ophélie Bau, Shaïn Boumedine, Salim Kechiouche, Hafsia Herzi / 2h14 / France / Sortie le 3 décembre 2025.