
Il y a quelque chose d’immédiatement envoûtant dans L’Engloutie, premier long-métrage de fiction de Louise Hémon, jeune réalisatrice venue du documentaire et de l’art vidéo. Quelque chose qui tient en premier lieu à la matérialité de l’image : dans une nuit d’encre, un petit groupe de personnes chemine à travers la montagne, en tête duquel une jeune femme et un âne se détachent, à la faveur de la flamme vacillante d’une lampe à huile. D’emblée, le film se situe dans un entre-deux et invite ses spectateur·ices à se rapprocher de l’écran pour tenter d’en mieux discerner les contours.
La cinéaste fait de ce principe d’indécidabilité, d’oscillation, la colonne vertébrale d’un récit qui se déroule en 1899, à l’aube d’un basculement vers la modernité donc. Aimée Lazare, institutrice républicaine, est missionnée d’intégrer un hameau reculé des Hautes-Alpes pour instruire ses enfants, et éclairer une communauté primitive des lumières du savoir. Passionnant moment de l’histoire que cet âge où cohabitent et se frictionnent deux visions du monde : d’un côté, la foi dans le progrès scientifique, de l’autre, les croyances folkloriques enracinées dans un passé mythologique. En dévoilant les us et coutumes des montagnard·es par l’entremise de ce personnage de sachante pétrie de certitudes, le film travaille à défaire un certain nombre d’a priori pour faire émerger un trouble : n’y a-t-il pas, dans cette manière d’habiter la vie, une forme de vérité à laquelle la science ne pourra jamais prétendre ?
Il faut voir comment la connaissance intuitive, empirique, qu’ont les villageois de la nature sauvage, à la fois menaçante et enveloppante, leur permet de s’y mouvoir, d’anticiper ses humeurs. À l’inverse, Aimée apparait souvent comme empotée, incapable de s’adapter à son environnement. Ses connaissances sont froides, désincarnées, ce que lui fait remarquer une vieille femme, lorsque l’enseignante tente de noter une histoire racontée au coin du feu sur son carnet : « les histoires meurent lorsqu’on les écrit. » Inspirée des témoignages d’une aïeule, Louise Hémon en prélève des détails – cercueil cloué sur un toit en attendant le dégel, danse traditionnelle dans la chaleur du foyer – pour fabriquer un film à cheval entre l’ethnographie et le conte merveilleux. Le manteau de neige qui recouvre ce lieu hors du temps est pareil à une étoffe opaque et mystérieuse à l’abri duquel dorment des secrets.
Cette hétérogénéité des sources de la narration, ce tiraillement entre deux opposés, est aussi à l’origine de la sensualité qui déborde du film. Éclairé à la bougie, ou au naturel pour les extérieurs, le magnifique petit imagier – merveilleux clair-obscur en 1:33 composé par la chef opératrice Marine Atlan (Les Reines du drame, Nos Cérémonies, Le Ravissement) – orchestre la rencontre simple et bouleversante de la lumière et des corps. Les personnages s’y ressourcent, se rechargent au soleil en énergie érotique avant d’aller consommer l’interdit dans l’obscurité d’une grotte, se dénudent devant l’âtre pour mêler leurs chairs dans la pénombre, et le désir fait crépiter la surface de la pellicule comme des braises ardentes. Une alchimie très particulière grâce à laquelle cette fiction trouve sa singularité dans la paysage du cinéma français : dans la blancheur immaculée des montagnes éternelles, sa sempiternelle partition de la rencontre entre deux milieux hermétiques l’un à l’autre est joyeusement envoyée au feu, pour alimenter un sortilège délicieusement trouble qui n’en finit plus de faire tourner la tête.
L’Engloutie / De Louise Hémon / Avec Samuel Kircher, Galatea Bellugi, Matthieu Lucci, Sharif Andoura / 1h37 / France / Sortie le 24 décembre 2025.