
Dix ans de prison n’ont pas fait passer à « Duke » Anderson l’envie de faire sauter des portes de coffres-forts. À peine a-t-il purgé sa peine que celui-ci met sur pied un nouveau coup : braquer un immeuble de luxe entier et ses riches locataires. Ce qu’il ne sait pas, c’est que la quasi-totalité de ses faits et gestes sont enregistrés.
Un an avant le scandale du Watergate et la micro-vague de thrillers paranoïaques qui la suivra (des films d’Alan J. Pakula à Conversations secrètes de Coppola), Sidney Lumet s’attaque déjà au sujet de la surveillance. La traduction française du titre original (The Anderson Tapes) ne retranscrit d’ailleurs pas l’intéressant pluriel : car ces « enregistrements Anderson » sont de natures diverses, dans une ville où tout le monde s’épie. Le film s’ouvre sur un témoignage d’Anderson filmé lors d’une thérapie carcérale. Plus tard, ses propos tombent par hasard dans l’oreille d’un détective privé mandaté par un conjoint jaloux. Ailleurs encore, ce sont des écoutes illégales du FBI qui surprennent une de ses conversations. Symboliquement, tout ce Dossier Anderson peut être vu comme la somme des différentes formes de surveillance dont le héros fait l’objet, comme une vaste intrusion dans sa vie privée, jusque dans son lit. Toute l’ironie du propos de Lumet étant que (gare au divulgâchage) ce ne sera pas par ces écoutes officielles mais stériles qu’Anderson tombera, mais par la main innocente d’un enfant équipé d’une radio.
Le braquage a donc avant-même qu’il soit lancé un goût d’impossible. Le Dossier Anderson fait partie de ces récits de gangsters ayant remplacé les films noirs à partir des années 60 et 70, et qui en gardent le pessimisme tout en se départissant de leur stylisation visuelle. Avare en musique (au profit d’effets sonores électroniques omniprésents et dérangeants), l’esthétique adoptée par Lumet est quasi documentaire. La séquence de braquage elle-même est d’un réalisme déroutant, d’abord par sa longueur, mais surtout par ses nombreux détails anti-romanesques, dont le plus fascinant est sans doute l’intervention policière : il faut voir les pauvres hommes se tortiller sur des corniches, s’agripper en tremblant à leurs cordes, s’écorcher les mains…
Sean Connery incarne un Anderson ontologiquement cambrioleur, incapable de vivre autrement qu’en adoptant ce rôle qui le définit entièrement, et qui planifie moins son opération pour la somme à récupérer que pour l’acte de cambrioler lui-même. Le mafieux qui le finance n’est pas très différent. Ses affaires sont florissantes, mais trop calmes ; il souhaite seulement vivre par procuration une aventure comme il n’en connaît plus. Le monologue qu’il prononce aux côtés d’un parrain sénile incapable de lui répondre, et dont il semble avoir pris la place sans que personne ne le sache, évoque tout l’ennui et toute la solitude auxquelles aucun des personnages ne semble échapper ; comme ce jeune homme désœuvré, entraîné dans l’opération par Anderson (première apparition de Christopher Walken au cinéma) ; comme ce vieillard, insistant pour rejoindre l’équipe car incapable de retrouver une vie dont il a été privé par la prison… Il fallait bien le mélange de rage et de naïveté insufflé par Sean Connery à son personnage et le talent de Sydney Lumet pour parvenir à ainsi mêler braquage, politique et poésie.
Le Dossier Anderson / de Sydney Lumet / Avec Sean Connery, Dyan Cannon, Martin Balsam, Christopher Walken / États-Unis / 1h39 / 1971.