
Troisième long-métrage d’Elie Wajeman, Médecin de nuit suit les pérégrinations de Mikaël, un serviteur d’Hippocrate dévoué tout entier à la cause des oubliés de la Capitale. Perdu entre son mariage chaotique et sa relation extraconjugale sans avenir, victime collatérale des magouilles de son cousin pharmacien, il n’a qu’une nuit et une seule pour reprendre sa vie en main.
Dès le premier plan, qui montre Mickaël seul dans sa voiture, Médecin de nuit renoue avec une figure du cinéma du passé : celui d’un homme en décalage, le spectateur impuissant d’un monde qui évolue en parallèle de lui et dont il ne comprend plus les règles. Un profil qui rappelle celui de Lambert, le pompiste suicidaire de Tchao Pantin (Claude Berri 1983) et, dans une moindre mesure, celui de Travis Bickle dans Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976). Vincent Macaigne excelle dans la peau de ce docteur tourmenté, trop occupé à guérir les souffrances des autres pour pouvoir soigner les siennes. D’un air nonchalant, il traîne son regard de chien battu dans les rues sinueuses du XVIIIe arrondissement et prend la température d’une réalité sordide.
De toute évidence, Elie Wajeman connaît bien le Paris nocturne dont on fantasme trop souvent la dimension festive et délurée. Écrasé par une obscurité percée de teintes bleues hypnotiques, Mikaël évolue à la croisée des mondes : celui d’une ville verticale, statique, qui relève pour les plus démunis de la prison (les barres d’immeubles qui ferment l’espace et contraignent les mouvements) et celui d’une métropole qu’on traverse sans s’y arrêter et dont l’architecture pousse à détourner les yeux de la misère (l’horizontalité des lignes de métro qui cassent les perspectives et ravivent la tentation de la fuite). Mikaël apparaît au fil de l’intrigue comme un personnage en quête d’existence, lui qui semble tout vivre au jour le jour. En témoigne une très belle séquence, lorsqu’une patiente offre au médecin solitaire un répit salvateur, le temps d’une mélodie jouée au piano. Tandis que la musique remplace pour un temps la rumeur d’un Paris sous stupéfiants, le regard de Mikaël se perd à la vue des fenêtres allumées de l’immeuble d’en face. Chaque petite tache lumineuse représente une autre vie, un autre avenir possible, pour la première fois à sa portée.
Personnage hautement symbolique, Sofia (formidable Sara Giraudeau), la maîtresse de Mikaël, incarne parfaitement la dualité du personnage, à la fois tenté par la transgression et motivé à l’idée de rentrer dans le rang. Sofia traverse le film presque comme un spectre, multipliant les apparitions saugrenues, fragilisant un peu plus à chaque fois sa détermination. Mélange homogène et prenant de différents styles (le film noir, le drame mélancolique, le film de gangsters), Médecin de nuit catalyse une fracture sociale qu’il faut regarder en face et dégage une touchante et profonde empathie pour les laissés-pour-compte. Le vrai Paris, celui qui déborde l’image dans chaque plan, c’est aussi et surtout celui de la misère, de la survie. Ceux qui le connaissent ne pourront qu’attester de la justesse d’un film plus engagé qu’il n’y paraît. Les autres apprécieront le voyage, aussi sombre soit-il.
Médecin de nuit / D’Elie Wajeman / Avec Vincent Macaigne, Sara Giraudeau, Pio Marmaï / France / 1h22 / Sortie le 16 juin 2021.
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