
Au cours de la réalisation de Shoah (1985), Claude Lanzmann a filmé tant d’entretiens que tous n’ont pas trouvé leur place à l’intérieur de son œuvre fleuve. C’est le cas d’Un vivant qui passe, dont le texte transcrit en 1994 est aujourd’hui lu par Sami Frey sur les planches du théâtre de l’Atelier.
À peine entendons nous le bruit d’un train qui démarre alors que les spectateurs prennent place dans la salle. Une simple table, une lampe et la présence magnétique de Sami Frey, inutile d’en faire plus. Pour la lecture d’Un vivant qui passe, le comédien apparaît sur une scène dépouillée de tout effet. Le drame ne se joue pas dans le visible sur scène mais dans l’indicible des mots ; tout est contenu dans sa voix, une voix posée, presque distante, mimant un dialogue entre Claude Lanzmann, dans la position de l’enquêteur qui questionne, et Maurice Rossel, membre du Comité international de la Croix-Rouge qui avait été chargé d’inspecter le camp de concentration de Theresienstadt pour vérifier si son organisation ne dérogeait pas aux conventions de Genève…
Si la mise en scène est d’une sobriété exemplaire, le texte contient en lui-même une mise en scène autrement plus impressionnante : celle du camp tel qu’il a été donné à voir à Maurice Rossel, car tout a été préparé avant sa venue pour fausser sa vision. Interrogé par Claude Lanzmann, le médecin suisse se défend d’avoir aperçu quelconque étrangeté qui aurait pu lui mettre la puce à l’oreille, et eut même l’impression de découvrir un ghetto réservé aux juifs privilégiés. Présenté comme un « camp modèle » par les nazis, Theresienstadt vit en réalité plus de 150 000 prisonniers parmi lesquels des dizaines de milliers sont morts assassinés ou de malnutrition. Alors que Maurice Rossel rappelle son souvenir du camp, Claude Lanzmann le confronte au rapport qu’il a écrit à l’époque ; il maintient avoir décrit ce qu’il a vu, mais il apparaît comme l’inspecteur d’une fausse histoire, le faux-témoin d’un théâtre. Claude Lanzmann insiste, Maurice Rossel raconte à priori factuellement avant que des contradictions ne se profilent, révélatrices de la pire des réalités.
En à peine plus d’une heure, ce dialogue à une voix serre au cœur. Sami Frey, dont la mère a été déportée et tuée à Auschwitz, porte le texte en son for intérieur. Son calme est proportionnel à la stupeur des propos. A la fin, avec gravité, il se lève et regarde au loin, tandis que le rideau tombe, sans rappel – que dire plus ?
Un vivant qui passe / De Claude Lanzmann / Avec Sami Frey / Jusqu’au 17 octobre 2021 au théâtre de l’Atelier.