
Dans Lux Aeterna, sorte de remake furieux et ensorcelant de La Nuit américaine, Gaspar Noé semblait tout entier dévoué à la tâche de saisir, au milieu du chaos, un moment d’éternité. Un fragment d’immuable. À la lumière éternelle, Noé substitue cette fois sa tragique extinction, une fluxa lux à laquelle il aura préféré le titre Vortex, hérité lui aussi du latin et signifiant « tourbillon ». Voilà le projet du film : capter dans sa durée « la mort au travail », l’implacable déliquescence de l’esprit dont la vision apparaît plus terrible encore que celle du corps en tant qu’elle signifie notre pleine finitude.
En accord avec son ambition, le cinéaste filme cette descente vers l’abîme dans son absolue quotidienneté, quasiment en huis-clos, dans l’appartement bourgeois d’un couple d’octogénaires. Un jour, la femme (Françoise Lebrun) se perd dans une épicerie. Cet épisode marque le début de sa sénilité que son époux distrait (Dario Argento) et son fils dévoué mais dépassé (Alex Lutz) essaient tant bien que mal d’affronter. En saturant le principal décor d’objets divers (anciens meubles, livres, posters, tableaux, photographies etc.) Noé trouve un premier moyen très simple d’exprimer l’ampleur du drame à l’œuvre et la vérité qu’il délivre.
Lorsque la mère déambule dans l’appartement, touche et regarde sans rien reconnaître, le sentiment effroyable, propre à la démence, d’être étranger au monde et à soi nous saute à la figure. Le décor reflète in extenso l’espace mental du personnage, auquel la maladie l’arrache. Plus discrètement, le film atteint à cet instant une dimension philosophique certaine – ce qui est assez rare chez Noé pour être souligné – sur la réalité profonde du temps. Il révèle que notre passé ne nous appartient pas : il appartient au temps, au sein duquel nous sommes compris et seulement de passage. La séquence est douloureuse et désarmante de tristesse, le mérite revenant pour une part à Françoise Lebrun qui parvient, toujours finement, à exprimer le désarroi et le sentiment d’égarement.
Mais le grand dispositif du film, le procédé formel plus très nouveau qui lui confère toute son originalité, c’est le split-screen. Déjà privilégié par Noé dans son précédent métrage, rarement son usage n’aura paru aussi pertinent qu’ici. En format 4:3 en ouverture, l’écran s’étend ensuite pour laisser place à deux cadres séparés par une ligne de fracture, et qui ne se toucheront plus. L’artifice dénote alors la disruption psychique qui dévore imperceptiblement la mère. C’est dans cette fissure présente et hors-champ que la violence, matière chère à Noé, se loge plus sourdement.
Par voie de conséquence, une autre disruption s’insinue : celle du couple et de la famille. La fracture de l’écran paraît dans le lit conjugal, lieu de l’intime, lieu, si l’on veut, originel de la famille. Elle diffracte l’union en deux solitudes inéluctablement disjointes. La solitude et l’impuissance sont les deux sentiments qui émanent ainsi de la mise en scène : impuissance doublée d’incompréhension du père et du fils devant la souffrance de la mère, solitude de la mère dans son expérience de la maladie, et solitude réciproque au sein du mariage. Solitude universelle, enfin, devant la mort.
Pourtant dans Vortex, c’est bien la vie qui apparaît la plus insupportable – tous sont d’ailleurs drogués aux médicaments -, davantage que la mort, filmée tout en douceur et en sobriété. Libre à nous cependant de laisser au cinéaste son nihilisme habituel pour emporter, pour les plus sages d’entre nous, l’impression d’humilité que le douloureux spectacle de cette vanité peut inspirer, nous rappelant ce que chaque être humain se devrait d’accepter, à savoir que, comme le chante joliment Françoise, l’on est bien peu de chose.
Vortex / De Gaspar Noé / Avec Dario Argento, Françoise Lebrun, Alex Lutz / France / 2h22 / Sortie le 13 avril 2022.