
Entre 2020 et 2022, le duopole exercé par Netflix et Amazon Prime sur l’offre des plateformes de streaming a du se confronter avec la concurrence : Disney+, Apple TV+ et bientôt HBO Max. En cette période où les des deux géants semblent se focaliser désormais quasi-exclusivement sur des histoires très formatées et créées artificiellement pour atteindre le plus large public possible, il est encore plus intéressant de voir quels contenus Disney et Apple sont en train de publier pour imposer leur ligne éditoriale. Alors que la plateforme de Mickey Mouse s’est davantage vouée au développement de ses franchises déjà existantes, celle des inventeurs de l’iPhone est encore un terrain vierge avec un catalogue pour l’instant très réduit. Après l’énorme succès de la comédie Ted Lasso, Apple a choisi un genre totalement différent pour son dernier et très ambitieux projet, Severance.
Le pitch de Severance est assez simple et efficace : des employés acceptent de se faire implanter une puce qui dissocie leur activité cérébrale pour travailler dans une entreprise de la tech ; de cette manière, quand ils sont au bureau ils n’ont aucun souvenir de leur vie privée et quand ils rentrent chez eux ils n’ont aucun souvenir de leur travail. Des personnes qui n’ont pas une vie satisfaisante peuvent donc littéralement éteindre leur cerveau pendant quelques heures par jour, et d’autres personnes qui, tout simplement, détestent travailler ont l’opportunité de déléguer cette activité à leur alter-ego dissocié (leur « innie », comme on l’appelle dans la série, en opposition à l’« outie »). Tout cela pourrait même sembler une possibilité logique dans une société comme la nôtre, où les gens ont perdu leur espoir et où on est déjà assez habitués aux technologies intrusives ; c’est d’ailleurs ce que pense Mark Scout, le protagoniste, au début de la série. Hanté par la mort de sa femme et par l’alcool, au bureau il devient Mark S., employé souriant et naïf de Lumon Industries.
Ce qui va déclencher un doute chez lui c’est la disparition d’un collègue dissident et l’arrivée de sa remplaçante, Helly R., dont l’« innie » semble avoir plus de mal que les autres à s’adapter. Tout en ignorant quel genre de personnes ils sont à l’extérieur de Lumon, Mark S., Helly R. et leurs collègues de département Dylan G. et Irving B. exercent une tâche mystérieuse qu’ils ne comprennent pas, sous la stricte supervision de Mrs. Cobel et Mr. Milchick, en échange de quelques prix d’enfant et quelques fêtes ringardes de bureau (et d’un salaire, évidemment).
Severance est en même temps une série de science-fiction, une satire sociale, un thriller psychologique et une comédie grotesque. Elle ressemble parfois à une histoire d’intelligence artificielle où les machines deviennent de plus en plus conscientes, pourtant ici tous ses personnages sont bien humains, même les « innies » qui viennent d’être activés et qui sont comme des nouveaux nés. Cet ensemble de genres est parfaitement soutenu par le style visuel de la série et par le travail de son réalisateur principal, Ben Stiller. Les locaux de Lumon sont composés de couloirs blancs infinis, mais le bureau de Mark et de ses collègues est un endroit visuellement apaisant, vert et symétrique, où les ordinateurs rétrofuturistes semblent sortir d’un film d’anticipation des années ’70. Malgré un côté froid et inquiétant, ce huis clos reste cohérent même pendant les moments de détente et les activité enfantines des employés. Contrairement à cela, les séquences à l’extérieur montrent des endroits souvent sombres et déserts, qui ressemblent plus à nos villes pendant le confinement qu’aux mégalopoles bondées des récits dystopiques. Grâce aux idées claires et originales de son créateur Dan Erickson, l’univers de Severance parvient même à ne pas se faire éclipser par une distribution fastueuse : John Turturro, Christopher Walken, Patricia Arquette et Adam Scott.
Au-delà des mérites des excellents professionnels qui ont travaillé sur cette série, ce qui rend Severance si passionnante c’est sa façon de dévoiler petit à petit les détails de son univers et de son intrigue. Comme dans le cas de Lost ou de Westworld, le spectateur de Severance doit avancer dans l’histoire pour avoir une idée plus ou moins claire de ce qu’il est en train de se passer sous ses yeux. L’énorme succès des séries character-driven (ces séries qui basent leur intrigue sur l’évolution psychologique des personnages plutôt que sur le contexte qui les entoure) nous a probablement fait perdre l’habitude à ce genre d’engagement, en nous encourageant plutôt à soutenir le héros comme on soutien une équipe de foot. Quand la seule chose qu’on pense pendant qu’on regarde une série c’est « est-ce qu’il va se sauver ? » ou « est-ce qu’il va atteindre son but ? » (d’ailleurs, dans la plupart des cas la réponse est « oui »), c’est comme si on arrêtait, le temps d’un épisode, de penser à nos propres buts et on déléguait notre réussite à un personnage de fiction.
Il est donc drôle que la série qui, actuellement, nous demande le plus d’efforts et de raisonnement parle de personnages qui se font implanter une puce pour déléguer une partie de leur vie à quelqu’un d’autre…
Severance / De Dan Erickson / Avec Adam Scott, Britt Lower, Patricia Arquette, John Turturro, Zach Cherry, Tramell Tillman, Christopher Walken, Dichen Lachman, Jen Tullock, Michael Chernus / États-Unis / 9 x 40-60mn / 2022.