Mostra de Venise 2022

79e édition

Tilda Swinton dans The Eternal Daughter © A24

Revenir sur 11 jours intenses d’une 79ème édition de la plus vieille manifestation internationale de cinéma du monde ? Dévoiler les chefs d’œuvre de cette chasse au trésor à travers la Sérénissime ? Exposer les coffres de bijoux cinématographiques que nous avons déterrés ? Livrer les milliers d’émotions ayant pu nous traverser ? Challenge accepted !

Pour la première fois cette année, la Biennale organise une projection pour sa cérémonie de pré-ouverture. C’est dans le cadre de Venice Classics que les spectateurs de la Mostra ont l’exclusivité de visionner la version restaurée de Stella Dallas, réalisé par Henry King en 1925. Il n’y avait probablement pas de choix plus envoûtant que ce sublime film muet sur le dévouement d’une mère à sa fille, prodigieusement accompagné par le Gaga Symphony Orchestra et composé pour l’occasion par le musicien Stephen Horne. De quoi rendre encore un peu plus vif le désir et la curiosité de chaque cinéphile présent en salle, languissant de découvrir cette nouvelle édition.
La machine cinématographique est actionnée et White Noise de Noah Baumbach marque le clap d’ouverture de la compétition officielle le 31 août. Preuve que nous ne dérogerons pas non plus cette année à l’incontournable présence américaine sur le tapis rouge vénitien, alors que sur 25 films en compétitions, 10 sont produits ou co-produits par les Etats-Unis. White Noise est de fait un produit très américain, façonné par et pour la plateforme Netflix. Le rythme inégal laisse un sentiment d’exécution à la hâte, néanmoins parfait pour un programme que l’on regarde chez soi en scrollant – l’anglicisme va de pair – son téléphone, mis sur pause le temps de descendre chercher son dîner commandé sur UberEats. Mais on se plaît étrangement dans cette esthétique des années 70, entre couleurs vives et pastels sur fond de catastrophe environnementale, alors que le fait de « tous marcher vers la non-existence » se représente mentalement à nous de manière claire. L’œuvre de Noah Baumbach s’avère cependant plus profonde et critique qu’on ne pouvait l’espérer du catalogue de la plateforme. La profusion des éléments dans le film ne fait état que de notre société d’abondance, spectaculairement mis en exergue dans l’hypnotisant et merveilleusement chorégraphique générique final – qui sera, cela dit en passant, probablement interrompu par tout visionneur pressé du 21ème siècle qui se respecte. 

White Noise © Netflix

Le géant du streaming outre-atlantique s’étend ainsi un peu plus sur le marché, concourant lors de cette 79ème édition avec quatre longs-métrages en compétition. On regrette d’ailleurs qu’Athena participe de ces productions. Romain Gavras signe une œuvre de cinéma majestueuse, dont nous n’osons imaginer la perte lors de sa visualisation sur un écran de téléphone… Il ne s’agit pas ici d’un conte mythologique sur la déesse olympienne ni de Caïn et Abel, mais du combat déchirant de deux frères, Karim et Abdel, embrasant tout un quartier. Gavras s’impose désormais également comme un maître de l’épopée cinématographique, du film de guerre, au moyen de plans séquences à couper le souffle et de travellings grandioses sur fond de chants sacrés. Il témoigne presque 30 ans après La Haine de problématiques inchangées. Des forces de l’ordre aux forces militaires, la France excelle dans la représentation de ses cagneuses institutions. Du côté de la sélection Orizzonti, Rachid Hami met aussi en exergue une famille meurtrie, une fratrie divisée. Aïssa décède à l’École Militaire de Saint-Cyr. Bizutage ? Bahutage ? Ismaël n’aime pas jouer sur les mots et décide de se battre pour l’honneur de son frère. Si le film est peut-être maladroit ou trop insistant quand il s’agit de représenter les rapports familiaux, Pour la France questionne avec force l’importance des symboles quand deux communautés cohabitant au sein du même pays sont scindées. 
Princess engage également au cœur de son récit le sujet de l’intégration des étrangers. Le film de Roberto de Paolis, projeté en ouverture de la compétition Orizzonti s’ancre fondamentalement dans le folklore populaire des années 2020. Si les êtres dépeints semblent appartenir à l’ordre du fantastique, l’action ne se déroule pas dans un monde imaginaire car c’est bien notre réalité que nous reconnaissons. Dans sa forêt désenchantée, une jeune nigérienne en quête d’écus danse le long de la chaussée. Quand certains passants s’arrêtent, elle leur offre tout ce qu’elle possède : son corps. De Paolis représente brillamment un monde où deux cultures se chevauchent, aussi bien dans leurs coutumes que dans leurs langues et leurs objectifs. En confrontant ces sociétés contraintes de coexister, il dévoile les limites du processus d’intégration des immigrants. Peut-être ce savoureux comique de situation aurait-il pu aller encore plus loin ?
La sélection Orizzonti associe avec Notte Fantasma (hors compétition) un long-métrage qui mêle cette fois police et immigration. Une surprise de cinéma déconcertante. Rien de moins que le Taxi Driver de la comédie à l’italienne ! Ce film d’une nuit expose et questionne le pouvoir tout en se voulant manifeste de la sensibilité humaine. Fulvio Risuleo réunit un superbe duo d’acteurs pour une œuvre exhilarante, sociale et délicate (de quoi prouver aux auteurs des comédies françaises de notre temps que rien n’est impossible). Risuleo promet-il un lendemain au genre comique italien ? Nous l’espérons de tout coeur !

Notte Fantasma © Vision distribution

Dans la continuité des sujets dans l’air du temps, du côté de la compétition officielle, difficile d’imaginer qu’une œuvre questionnant l’identité sexuelle n’y figure pas. L’immensità d’Emanuele Crialese surfe sur le commercial, superposant les moyens (Penelope Cruz) et les problématiques qui font vendre : une petite fille qui veut devenir un petit garçon et une mère qui ne peut s’émanciper dans le contexte des années 70. La tentative de mêler musiques et chorégraphies est un désastre, vide de toute puissance et émotion. L’intelligent scénario est desservi par un ton mélodramatique, des personnages caricaturaux et une mauvaise direction d’acteurs.
Dans le même registre, faisant suite au multi-récompensé The Father en 2020, Florian Zeller met en scène dans The Son un adolescent en quête de lui-même après le divorce de ses parents, alors que toute l’œuvre s’articule principalement autour du père « si cool » qu’interprète Hugh Jackman. Ici encore, l’expression des sentiments à outrance sonne faux et les personnages nous accablent dès les premières minutes, tant ils cherchent à tout prix à nous émouvoir. Nous ne jouerons pas au jeu des sept familles avec Zeller, aussi il n’y a que peu d’intérêt à revenir sur cette fade adaptation.
Côté espagnol, en compétition pour la sélection Orizzonti, Juan Diego Botto nous surprend avec un premier long-métrage à l’esthétique télévisuelle. Si En los márgenes a de grandes qualités, dont sa justesse dans la représentation de la relation beau-père/fils, il n’en reste pas moins larmoyant et inégal. La relation des deux hommes envahit l’intrigue, oubliant les autres personnages. Le film atteint difficilement son intention de film social.
Ajoutons enfin à la liste des films de famille celui de Roschdy Zem, Les Miens, qui clôt la compétition le 9 septembre. Si nous nous délectons de la séquence d’ouverture, réaliste repas de famille annonçant un film très français, la suite du récit reste assez superficielle, le personnage principal étant affaibli par une inopportune méchanceté gratuite. On retient cependant le très juste Carl Malapa (révélé en 2019 par la série Netflix Mortel) qui crève l’écran dans ce second rôle.

De la famille, au couple et à l’engendrement, quatre films à ce sujet ce sont démarqués. On entend partout cette année le nom d’Alice Diop dans la cité des Doges. Si Stonewalling, du couple de réalisateurs chinois Ji Huang et Ryuji Otsuka et en compétition pour Giornate degli Autori adresse la grossesse, – riche de son processus filmique qui examine cette expérience à travers le temps – la réalisatrice française conquiert le Jury vénitien de cette 79ème édition avec Saint Omer, un long-métrage sur la maternité et son refus. Le spectateur assiste au jugement de Laurence Coly, accusée du meurtre de sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur la plage. Sainte Ô Mer ? Sainte Ô Mère ? C’est une autre femme, Rama, qui est pourtant introduite dans la première séquence. La création de Diop est riche de sa construction, liant subtilement le parcours de ces deux femmes. Cette œuvre singulière réussit – mettant en exergue la référence initiale à Marguerite Duras – malgré son torturant sujet, le pari de donner corps à une écriture filmique non violente, à de la violence non verbale par cette mise en scène. La réalisatrice de documentaires quitte l’Italie avec les très mérités Grand Prix du Jury et Prix du Premier Film.
Également en compétition officielle, Un couple de Frederick Wiseman aborde une manière sensible de rendre compte de l’écrit en images : « La première chose que j’ai envie de faire aujourd’hui, c’est de t’écrire, Leon ». Dès lors nous plongeons au sein du couple de Léon et Sophia Tolstoï, vu par le prisme de Sophia. Frederick Wiseman offre au spectateur une œuvre théâtrale mais profondément cinématographique, dans cet ensorcelant champ sans contre-champ continuel. Quand elle s’adresse à son mari en créant un hors-champ qui nous concerne : on le voit presque, on l’imagine.
Un autre couple et une histoire passionnée entre deux êtres dans le dernier film que nous laisse le maître sud-coréen Kim Ki-Duk, décédé en 2020 du Covid. L’œuvre achevée par Artur Veeber, son producteur en Estonie, et présentée hors-compétition au festival questionne le réel dans notre monde ultra-connecté. La sexualité, la jalousie sont poussées à leur paroxysme dans cet espace-temps perdu entre rêve et réalité, ponctué de mystérieux appels. Call of god est un bijou de cinéma. Ki-Duk, s’il a lui aussi répondu à l’appel de Dieu, laisse aux vivants, avec ses œuvres, le temps de rêver encore un peu.

Saint Omer © Laurent Le Crabe

Au sein de la 79ème Mostra du Cinéma de Venise, un évènement autonome fête sa 19ème édition, presque intime et familiale : Giornate degli Autori. Le Jury de la sélection – auquel j’ai alors l’honneur de participer – a cette année à sa tête la réalisatrice Céline Sciamma (une interview de la présidente du Jury complète cet article). La compétition 2022 est hétéroclite et s’enrichit profondément de ce mélange des genres. Le réalisateur libanais Wissam Charaf ouvre le bal des auteurs avec Dirty, Difficult, Dangerous : une histoire d’amour impossible à Beyrouth entre deux immigrés. Par petites doses d’un comique désopilant qui réjouit par sa non-conformité, Charaf met en exergue avec beaucoup de poésie une situation alarmante, sans jamais la dramatiser. Le réalisateur quitte l’Italie avec un prix bien mérité, celui du Label Europa Cinemas remis par les exploitants. Dans un autre registre, celui du biopic, Abel Ferrara présente, Padre Pio. Difficile cependant de trouver ici des éléments biographiques sur le prêtre italien, tant l’histoire est axée sur la révolution socialiste. Adila Bendimerad et Damien Ounouri voyagent quant à eux plus loin dans le temps, dans l’Algérie du XVIème siècle, avec El Akhira. La dernière reine. Un drame d’époque plein de tensions et merveilleusement chorégraphique. Cap sur le Maroc et voyage itinérant d’un fils et de sa mère dans le dernier film de Fyzal Boulifa, Les Damnés ne pleurent pas. Entre pulsions, dépendance et destruction mutuelle, les deux personnages cherchent leur place quand les péripéties n’en finissent plus. Vers une œuvre futuriste très Black Mirror, Ordinary Failures nous offre un discours sur les relations humaines dans un contexte apocalyptique. Un hypnotisant jeu sur les reflets nous appelle à réfléchir (justement) sur les images, les apparences et les faux-semblants. Si le long-métrage de la tchèque Cristina Grosnan foisonne de brillantes idées de mise en scène, l’action est retardée de manière exacerbée et nous restons sur notre fin d’un point de vue narratif.
Deux films très contemplatifs marquent également la compétition, il s’agit de Stonewalling – comme déjà mentionné – et de Bentu. Alors que dans la première scène de ce dernier, le spectateur est invité à faire partie intégrante de l’histoire, nous sommes captivés par l’attente d’un protagoniste impalpable : le vent. Cette parenthèse que nous offre Salvatore Mereu est une merveilleuse réflexion sur le temps et sur notre relation à la nature et aux éléments. Graham Foy questionne quant à lui l’essence de la vie et superpose deux mondes dans son premier long-métrage, The Maiden. Si l’on regrette une représentation ennuyeuse et redite de l’adolescence, le réalisateur canadien réussit prodigieusement à relier la construction de l’intrigue et la construction de l’espace diégétique. Film traitant également de l’adolescence et énième œuvre sur le coming-out dépeinte avec peu d’originalité, Blue Jean évoque le quotidien d’une femme lesbienne dans l’Angleterre de la fin des années 80. Puis…Enfin ! Enfin, avec Wolf and dog, la proposition d’une approche sensible de la réalité, sans artifices ! Dans son long-métrage, Cláudia Varejão ne construit pas de grands discours autour du « être queer » très actuel mais nous fait sentir que c’est normal. Elle n’érige pas de barrières entre les communautés, mais laisse libre place aux images, qui parlent pour elles-mêmes dans ce poème visuel. Une œuvre créative, sensible et moderne qui remporte cette année le Prix de la Meilleure Réalisation. L’entièreté de la sélection 2022 de Giornate degli Autori s’avère ainsi foisonnante, de différents horizons, de nourrissantes inspirations. Si chaque film franchit le sol vénitien avec sa propre identité, nous aimons considérer ces 10 œuvres comme un tout, représentatif de la richesse du cinéma actuel.

L’équipe de Wolf and dog © Lise Clavi

Impossible de clore cet article sans mentionner les reines de ce festival. Il est de bon augure d’effectuer enfin un retour sur les performances des actrices de ces palmarès. Immanquablement, Cate Blanchett reçoit le prix de la Meilleure Actrice pour Tár de Todd Field. C’est avec exaltation que nous apprenons que la lauréate du Prix d’Interprétation Féminin n’est autre que Vera Gemma pour le splendide Vera de Tizza Covi et Rainer Frimmel en compétition Orizzonti. Chez l’auteur américain, il était évident que l’actrice qui n’a plus rien à prouver pénétrerait avec brio ce truculent personnage. D’un point de vue technique, le film est impressionnant de maîtrise et de justesse, associant d’intelligents jeux de focus et flous d’arrière plans. Mais en dépit de l’euphorique retour du public – encore une fois prévisible quand la protagoniste est une femme de pouvoir lesbienne et interprétée par Blanchett – nous regrettons que le film ne repose justement que sur l’essence de ce personnage brillant et controversé ainsi que sur ce récit politique incompréhensible et non pas sur l’état psychique de la compositrice. Côté italien, Vera rafle également le Prix de la Meilleure Réalisation. Une œuvre se détachant réellement des autres, portrayant de manière quasi documentaire une once de l’existence de celle qui vit dans l’ombre de son père, l’acteur de westerns spaghetti, Giuliano Gemma. Sur fond d’un comique vif et habile, Vera est un hymne au cinéma, nous invitant vers un discours bien plus profond sur le rapport à l’image : à sa propre image, au regard des autres, mais également aux images mentales et aux images d’archives.
Pas de prix pour The Eternal Daughter, dernier film de Joanna Hogg, sur lequel nous souhaitons tout de même revenir, ne serait-ce que pour la sensationnelle prestation de Tilda Swinton – une actrice qui n’a plus rien à prouver non plus, direz-vous. Dans l’étrange atmosphère brumeuse et déserte d’un hôtel qui semble hanté, une fille et sa mère ont réservé une chambre. Nous comprenons que ce lieu est empli des fantômes du passé. Tous les codes du film d’horreur sont en place alors que l’œuvre joue en permanence sur l’attente du spectateur. On se délecte de ces longs dialogues réalistes et imparfaits dans cette ambiance onirique, lugubre et vaporeuse. Un beau moment de cinéma.

La Mostra du Cinéma de Venise était cette année – il est un temps où il faut parler au passé – foisonnante de belles surprises. Pour les découvrir, il fallait avancer les yeux bandés vers les salles obscures, piocher dans les créations indépendantes, et acquérir par chance des places à l’aveugle – faute d’autres alternatives possibles – pour les grosses productions que tous les spectateurs s’arrachent. L’expérience prouve que les œuvres inconnues et affichant toujours disponible à la billetterie sont bien souvent les plus stupéfiantes. En 2022, il faut malheureusement savoir s’armer continuellement de son téléphone comme carte pour se guider entre les projections des salles climatisées, car l’unique endroit à rafraîchir sous cette chaleur vénitienne est la page web de réservation de tickets. À l’heure où tous se ruent vers le tapis rouge pour entre-apercevoir quelques secondes ceux qu’ils chérissent habituellement sur des écrans, il appartient aux spectateurs avisés de partir à la recherche des pépites cachées de Venise, celles que personne ne voit. Une véritable chasse au trésor dans les salles de cinéma de la ville nord-italienne, enrichissant les aventuriers cinéphiles, car des trésors il y en avait. 

Cliquez ici pour accéder à la rencontre avec Céline Sciamma

Auteur : Lise Clavi

Lise. Fondamentalement indécise, mais de cinéma, définitivement éprise. Mon année à travailler pour des festivals cinématographiques, mon temps libre à cultiver mon intérêt pour l’actualité artistique. Décoller vers une nouvelle destination pour filmer de nouveaux horizons.

2 réflexions sur « Mostra de Venise 2022 »

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