Rencontre avec : Céline Sciamma

Giornate degli Autori s’affirme comme une compétition à part au sein de la 79ème Mostra du Cinéma de Venise, presque intime et familiale. L’évènement autonome dans le cadre de la Biennale de Venise a fêté sa 19ème édition, riche d’un jury de 27 jeunes cinéphiles européens, chacun ambassadeur de son pays – et où je représentais la France. La présidente du jury n’était autre, cette année, que Céline Sciamma, scénariste aux multiples facettes, depuis le film d’animation poétique jusqu’au drame romantique et politique du 18ème siècle, réalisatrice viscéralement moderne. Quelques minutes après la délibération finale du Jury, le 9 septembre 2022, nous sommes revenu avec Céline Sciamma sur son rôle de présidente, sur cette compétition, sur le festival de Venise, et immanquablement, sur son rapport au cinéma.

Comment est-ce que tu appréhendes ce rôle de présidente du jury ? L’idée de juger un film, qu’est-ce que ça t’inspire ?

Pour moi, c’est plutôt l’idée d’une sélection globale. Je suis moins intéressée par qui va gagner que par l’opportunité d’avoir comme une photographie d’un moment du cinéma contemporain, dans une section qui regarde aussi plus le cinéma de la marge. On voit des films qu’on aurait pas du tout l’occasion de voir autrement. L’idée même de cette dégustation à l’aveugle du film est une expérience que l’on trouve uniquement en festival et c’est très précieux. Je ne suis pas dans la question du goût, pour moi c’est vraiment politique, aussi, de choisir les films. Il arrive qu’on ait une passion absolue et à ce moment-là il faut se battre de tout son coeur ! (rires) Mais mon rôle, en tout cas ici, c’est plus d’entendre les jurés, de les aider à faire un choix, qui fait qu’ils seraient fiers de leurs discussions. Pour moi, lorsqu’on est président, on décide quasiment moins que lorsqu’on est membre d’un jury.

Étais-tu déjà spectatrice de Giornate degli Autori avant cette expérience ? Quelle est ta relation à la Mostra du Cinéma de Venise ?

J’étais venue rencontrer le jury jeune en 2014 ou 2015. J’étais familière de la culture de cette sélection, et c’est ça aussi qui m’a décidée. J’avais vraiment apprécié la discussion et l’encadrement. C’est la première fois que je voyais des films dans cette section. Par ailleurs, Venise, quand je suis venue, j’étais dans le jury de la réalité virtuelle. Sinon je n’ai jamais été en compétition ici, c’est donc un festival que je ne connais qu’en tant que festivalière. 

Quel retour peux-tu faire sur les films sélectionnés à Giornate degli Autori ?

Globalement je trouve qu’on a la chance d’être dans un endroit qui est « safe » sur la politique des films qui sont choisis. La question du marché n’est quasiment jamais entrée en ligne de compte dans nos choix ou dans notre regard, et ça c’est très rare. Souvent quand même, les sélections le font, et on le voit bien dans l’officiel, on essaye d’équilibrer entre l’art et l’industrie. En plus maintenant avec l’arrivée des plateformes, il y a aussi cette question-là. Ici, on est dans une forme d’utopie. On sait que l’on peut faire confiance à tous les films que l’on regarde et donc aussi se concentrer sur le cinéma. C’est vraiment très appréciable. Sur les trois films qui ont été débattus le plus, je trouve cela assez beau que les jurés aient choisis des films qui collaborent avec les acteurs – et c’est d’ailleurs pour ça que leur longueur était « challenging », les structures du temps des films étaient finalement assez communes. Il y a eu de l’attention aux acteurs, aux propositions, ce sont des films qui ont donc un aspect documentaire, comme tous les films sur la jeunesse. Ce point commun aux trois a fait que j’étais heureuse, il y avait de la circulation entre les trois films, même s’ils ont pu susciter des passions différentes, voir avoir l’air de ne pas appartenir à la culture du cinéma. En tout cas il y a la culture de la collaboration entre le metteur en scène et les acteurs qui est belle.

Pour rebondir sur ta remarque sur l’industrie et la présence grandissante des plateformes, quel regard portes-tu sur la sélection de films produits par les plateformes VOD ? On pense notamment aux productions Netflix de plus en plus nombreuses en compétition officielle chaque année.

C’est sûr que Venise a toujours eu un rapport particulier au cinéma américain. Ça c’est radicalisé dans les dernières années puisque le Festival de Cannes ne prend pas en sélection des films Netflix, parce que la chronologie des médias français fait que le film doit absolument sortir en salles. Evidemment, il y a un effet de concentration sur Venise, avec aussi Venise comme, et ça depuis longtemps, le début de la « award season », et donc la campagne des oscars qui commence entre Venise et Telluride, et d’ailleurs on voit qu’il y a des films qui sont entre les deux. Les films font leur première internationale et puis très vite leur première nord-américaine, donc c’est vraiment un système qui a une histoire. Maintenant, concernant la présence des plateformes, aujourd’hui on peut commencer à juger leur engagement dans le cinéma… Je n’ai vu aucun film donc je ne peux pas vraiment parler de la qualité mais voilà, c’est à la fois cette culture très ancienne et en même temps quelque chose qui s’accélère. Je n’ai pas d’autre diagnostic que ça. On verra le palmarès de la compétition mais j’ai la sensation que les plateformes n’y seront pas. Et ça aura forcément des conséquences sur la suite. 

Comment as-tu vécu cette expérience, présider un jury de jeunes représentants de tous les pays d’Europe ?

Je l’ai vécu en immersion ! (rires) C’est à dire, j’espère comme un membre du groupe, à égalité. Je n’ai pas demandé à avoir plus de pouvoir qu’eux ni plus de votes qu’eux. Ça fait maintenant 15 ans que j’ai la chance de faire ce travail, par moments il y a du désespoir, il y a une crise gigantesque, acculée en plus par le covid. S’adresser à des jeunes gens, écouter des jeunes gens, on ne peut être que dans une dynamique d’espoir, on ne peut pas transmettre de désespoir ni en recevoir. C’est un endroit « safe », dans cette industrie qui peut être très très violente, c’est rare de trouver des endroits où on parle du cinéma uniquement, totalement, idéalement. J’ai trouvé le niveau des discussions très haut, exemplaire, c’est assez rare que les discussions soient aussi profondes et qu’on ait autant de temps pour parler des films.

Est-ce que certains films t’ont inspirée ou amenée à réfléchir, à questionner ton propre cinéma ? 

C’est dur à dire pour le moment. Pour moi d’ailleurs, respecter les films c’est décider de ne pas être cannibale avec eux c’est à dire faire la différence entre mon état de spectatrice et de cinéaste. Ouais, je crois que je continue à regarder les films vraiment comme des films. Après par contre, dans le diagnostic d’où on en est, de ce qui est proposé, de quoi est-ce que les gens parlent, forcément j’essaie de vivre en contemporaine, le plus possible. Je trouve ça très important d’aimer le contemporain, or le cinéma peut être un art très nostalgique, très fétichiste. Pour ça oui, ça a une influence. Ça plonge dans un air du temps, et vu les temps politiques qu’on vit, c’est très important. 

Quand tu regardes un film, la facette qui te domine donc est celle de spectatrice, pas celle de réalisatrice ?

Oui, je ne me sens pas au travail quand je regarde un film, tout simplement. (rires) Après par moment, je peux regarder un film pour être au travail, mais ce sera des positions très très différentes. À partir du moment où je suis dans une salle de cinéma surtout, je suis juste au cinéma. Regarder un film chez moi, sur mon ordinateur, avec la possibilité d’arrêter, c’est un autre rapport que j’aime aussi. Je trouve ça trop bien de regarder un film avec la possibilité d’interagir, de revenir en arrière, de regarder certaines scènes dans une dynamique plus active d’interaction, de curation avec le film. Pour le coup, ce sont des dynamiques qui s’apparentent plus au travail. Le temps du visionnage en salles, pour moi, c’est toujours un temps pour s’extraire de toute autre contingence.

Tu vas au cinéma seule ou est-ce que tu le considères comme une expérience sociale ?

Toujours toute seule. Maintenant je vais plus au cinéma avec des gens parce que je vais moins au cinéma. C’est un peu bizarre (rires). Oui, la part sociale du cinéma est plus grande maintenant. Avant, de mes 13 ans jusqu’à ce que je rentre dans ce métier, j’étais capable de mentir même, pour ne pas aller au cinéma avec quelqu’un. J’étais capable de dire que j’avais déjà vu un film pour y aller toute seule. Ça n’était pas tant pour cultiver une solitude que pour cultiver un rapport d’amitié avec le film, protégée de la présence, de l’influence des autres. Aussi parce que je suis assez timide. J’avais un rapport assez sacré, entre le film et moi. La salle, comme abri, comme lieu de silence. Mais par contre, j’aime beaucoup le cinéma d’animation par exemple, et ça, j’y vais avec des enfants. Aller au cinéma avec des enfants ça m’intéresse beaucoup, j’aime beaucoup discuter avec eux. Quand j’étais à l’école de cinéma, aller au cinéma entre cinéphiles, ça me déprimait. Il y a comme des rivalités qui se mettent en place avec les films… et puis c’est comme si je n’avais pas le temps de vivre avec. Pour moi, quand on sort d’un film, on marche… c’est un art de vivre aussi, d’aller au cinéma.

Pour toi, de quoi un festival de cinéma est-il le lieu avant tout ?

Du contemporain. Après, j’ai eu des grandes émotions dans les festivals à voir des films restaurés. Quand je dis contemporain, c’est pour dire voir une chose que je n’ai jamais vue. Ça peut être aussi un film du passé. C’est vrai que, en général, mon attitude c’est de découvrir un truc nouveau. Pour moi, la qualité de « revoir un film » ne rentre pas dans ma grille de lecture. Cela ne signifie pas qu’un film me plaît. Je revois très très peu de films. Il y a le côté happening. Ce qui est beau, c’est qu’on se souvient toujours de l’endroit des films qu’on a vus. 

Que penses-tu de la représentation des réalisatrices à Giornate degli Autori cette année ?

On est dans une sélection où il n’y a quasiment même pas eu à se poser la question (rires). J’ai eu le sentiment que… les endroits où il y a une pensée politique liée à la représentation, on a même pas besoin d’y penser, d’y réfléchir. C’est ça que j’aime. J’aimerais que ça ne soit pas une question en permanence dans ma vie (rires). Dans des endroits comme ça, ça ne l’est pas et ça fait du bien. On peut aussi un peu oublier cette question, ou en tout cas, ne pas en souffrir.

Un prix dans un festival, quelle valeur ça a pour toi ?

Disons qu’au tout début j’avais une vision plus romantique du prix, c’est à dire comme une élection affective gigantesque (rires). Quasiment mettre là-dessus le fait d’être aimée. Aujourd’hui, connaissant un peu mieux l’industrie aussi, et surtout dans les festivals qu’on dit de catégorie A, clairement c’est aussi une question spéculative. Derrière les prix il y a aussi des bonus, des boosters. Tous les prix n’ont pas la même valeur. Un Prix du Scénario ne va pas créer de rapport du genre : « vous vendez votre film, vous allez toucher plus d’argent » par exemple. Pas vous personnellement, mais globalement, la politique des prix elle n’est pas uniquement une politique du goût, ce sont aussi des enjeux de pouvoirs. C’est la réalité de ce fonctionnement. Évidemment, il ne faut pas se sentir pas aimé quand on ne gagne pas et il faut prendre « le love » quand on l’a parce que ça fait du bien de se dire qu’on est choisi. Je trouve ça assez fou, le cinéma c’est quand même le seul art qui est à ce point compétitif. C’est très fatigant parce que c’est compétitif pour avoir des financements, c’est le seul art où on décide du destin d’un film à 9h du matin dans un cinéma parisien, on sait déjà combien d’entrées on va faire, on est en compétition contre d’autres films. Et tous les festivals sont compétitifs, alors qu’on peut sortir un livre, un disque, il peut avoir une espèce de vie un peu longue. À côté, les jeux olympiques du cinéma, en permanence, ça raconte quelque chose… un rapport capitaliste (rires).

Pour qui fais-tu des films ?

Je fais des films en pensant à ceux qui vont les regarder, c’est à dire… il n’y a ni visage, ni âge, ni genre ni nationalité mais par contre, dans l’écriture ce qui m’obsède c’est la question de l’impact. Impact émotionnel, impact culturel. Je le fais comme un designer de manège, je pense aux sensations que ça va donner. Il y a une obsession du regard du spectateur dans la dynamique de l’écriture et, en permanence, la question du plaisir du spectateur. Je ne choisis pas tant les choses pour qu’elles aient un sens mais un effet. C’est pour ça par exemple que j’adore travailler le son. Pour moi, il y a une dynamique d’hypnose dans le cinéma, c’est-à-dire qu’on va produire des sensations. 

Propos recueillis par Lise Clavier le 9/09/2022 dans le cadre de la sélection Giornate degli Autori à la Mostra de Venise 2022. Remerciements à Esther Beckstein.

Cliquez ici pour accéder au récap de la Mostra de Venise 2022

Auteur : Lise Clavi

Lise. Fondamentalement indécise, mais de cinéma, définitivement éprise. Mon année à travailler pour des festivals cinématographiques, mon temps libre à cultiver mon intérêt pour l’actualité artistique. Décoller vers une nouvelle destination pour filmer de nouveaux horizons.

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