
Projeté à la Berlinale dans la catégorie Panorama, La Bête dans la jungle est le cinquième long-métrage de Patric Chiha. À l’occasion de la sélection du film au Champs-Elysées Film Festival et de sa sortie en salle, le réalisateur a répondu à nos questions sur ce dernier film, d’une ambition folle.
Quand avez-vous découvert le roman d’Henry James ? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter La Bête dans la jungle ?
Platon a une très belle idée là dessus, il dit que les idées volent en l’air et nous tombent dessus. Elles tombent sur une personne, pas toujours celle qu’on pense. C’est un concept que je déforme peut-être car je ne connais pas assez bien Platon mais que je trouve très beau, je l’utilise beaucoup en tournage. La Bête dans la jungle m’est tombée dessus, il y a dix ans environ. Au delà de la beauté du roman, il me parlait très fortement, dans son thème, dans ses tensions entre le réel et le rêve, entre le fantasme et la réalité, entre ce que nous attendons et ce que nous faisons. Il me semble que le roman évoque cette tension presque comme un mythe, à la fois très simplement et très mystérieusement. C’est un livre qui m’échappe toujours. Et c’est justement parce qu’il m’échappe que j’ai eu envie d’en faire un film. C’est en grand roman donc j’ai été très respectueux envers la forme, le langage et le style. Et un jour, en rentrant chez moi, dans ce virage qui monte, j’ai compris qu’il fallait le faire en boîte de nuit. Alors qu’au départ, je ne savais pas ce que j’allais faire de ce roman. Je savais seulement que je n’allais pas l’adapter comme ça, qu’il fallait me l’approprier. Et c’est cette boîte de nuit qui était la clef, qui m’a autorisé à me lancer. Très vite, ça m’a semblé être l’idée juste : la boîte de nuit comme espace où documentaire et fiction se mêlent. Un espace où nous attendons quelque chose.
Comment avez-vous choisi cette boîte de nuit, qui, au cour du film devient paradoxalement familière en restant assez labyrinthique ?
Avant ça, il y a eu une longue période d’écriture parce que c’est un roman très difficile : ce sont deux personnes qui attendent quelque chose 25 ans mais c’est aussi une romance, un mélodrame et l’histoire de cette boîte, fictionnelle. Je me suis longtemps demandé s’il fallait que je m’appuie sur une boite réelle, pour raconter son histoire. Ça aurait pu être le Palace à Paris, le Trésor à Berlin, ou le Heaven à Londres. Pourtant, je sentais bien que ça ne devait pas être l’histoire d’une boîte mais de toutes nos boîtes, de toutes nos fêtes. Trouver le lieu était assez difficile, notamment pour des raisons de co-production. Nous avons tourné en Belgique, car j’ai étudié là bas et y suis beaucoup sorti aussi. Il fallait une boîte qui ressemble à un théâtre : un endroit où nous pouvons être acteurs ou spectateurs. Il y avait vraiment cette question du balcon et de la place du spectateur dans le film. Parce que quand nous allons en boîte, nous sommes à la fois ceux qui dansons et ceux qui regardons danser. Ce sont deux activités qui se mêlent et qui sont toutes les deux excitantes. Et le lieu qu’on a trouvé est réellement une boîte, construite dans un ancien cinéma des années 50. Tout l’enjeu était alors de remplir la boîte, en plus en temps de COVID…
Il y a quelque chose de très répétitif dans l’histoire mais aussi visuellement étant donné qu’il s’agit d’un huis-clos, comment éviter que le film devienne redondant ?
C’était effectivement la grande difficulté du scénario : comment faire qu’une histoire avance alors qu’ils sont dans le même endroit et que, même si l’intrigue n’avance pas, quelque chose en eux progresse ? J’espère que nous y sommes arrivés. Je ne fais pas de story-board, seulement quelques dessins, pour moi. Parfois les scènes sont très claires et d’autres plus floues. Ce que j’apprends de film en film, en tant que réalisateur, mais aussi en tant que spectateur, est que ce qui me plaît c’est de ne pas savoir où on va, de voir où, avec un groupe de personnes, pendant le tournage, nous allons. C’est la même chose quand je vois un film, j’ai beaucoup de mal avec les films de « programme », c’est à dire ceux où je sais d’avance quel est leur but, ce qu’ils veulent me dire. Ça n’est pas ainsi que je fonctionne, j’essaye de trouver ce que le monde veut me montrer, en quoi il peut m’émouvoir et donc me surprendre, l’émotion étant toujours une surprise. C’est pour ça que le scénario à quelque chose de simple, pour que des choses puissent arriver. C’est peut-être naïf de croire ça mais je pense qu’avec un scénario minimal il y a plus de place pour la vie, pour les corps, pour les acteurs. Donc au tournage je fais très attention à ce qui peut arriver, ça ne veut pas forcément dire de l’improvisation, mais que tout le monde : les comédiens, les danseurs, l’équipe technique puissent vivre quelque chose dans cet espace là. Il y avait donc beaucoup de musique, de chaos sur le tournage. On a fait des vraies fêtes. Et je n’ai jamais considéré les danseurs comme des figurants, ils étaient aussi importants que les comédiens. Souvent, dans les films, je trouve les scènes de boîte ratées parce qu’il y a une hiérarchie entre les acteurs et figurants. Ici, il s’agissait d’être avec chacun, que chacun soit la star du film.
Ce qui change à chaque fois que nous suivons les personnages dans la boîte est avant tout la lumière, qui créée une atmosphère toujours différente. Quelle importance avez-vous accordée à l’éclairage du film ?
Tout à fait. Une fois que le scénario était prêt, j’avais fait un document, que j’aime beaucoup, qui s’appelle « Le chemin de la lumière ». C’était un document pour la cheffe-opératrice, qui donnait des pistes quant aux couleurs, aux atmosphères des scènes, à la fois historiquement et en réinterprétant. Donc on a un document qui raconte tout le film, seulement en lumière. J’y ai beaucoup réfléchi car en mise en scène la lumière m’intéresse plus que l’espace. On a pas tellement utilisé les lumières de la boîte de nuit mais on a repensé la lumière à chaque fois, comme des ré-interprétations de souvenirs de lumière. Elle n’est pas seulement là pour faire jolie mais pour permettre aux acteurs de plonger dedans. Je crois que les acteurs et les danseurs jouent avec la lumière, beaucoup plus qu’avec mes indications. C’est comme s’ils nageaient dedans et ça leur donne un tempo, une façon d’être. C’est un costume mais dans l’air. J’espère que la lumière leur donne toute la liberté pour jouer. J’encourageais beaucoup auprès des acteurs une forme de sur-jeu, quelque chose d’assez exalté, qui me semble propre aux soirées. Sommes-nous naturels en soirée ? La question se pose. Et, finalement, qu’est-ce que le naturel la nuit ? Anaïs Demoustier, surtout, m’a beaucoup suivi là dedans, on a parlé de télé-novelas, de photos de mode des années 40, des films muets où tout est un peu excessif. On voulait que tout devienne danse, que la gestuelle soit une chorégraphie. Et je crois que la lumière permet ça : si la lumière est si artificielle, est-ce que moi aussi, avec mon corps, je ne peux pas créer des mouvements artificiels ?
Les costumes absorbent ou reflètent cette lumière, comment les avez-vous choisis ? Vos études dans le monde de la mode vous ont-elles beaucoup apportées ?
J’ai travaillé avec une géniale costumière. On ne se rend pas compte mais c’est un boulot monstre : il faut trouver le juste milieu entre budget et temps de travail. Surtout que là il fallait parfois costumer 300 personnes… Le risque était de faire un musée Grévin de la discothèque, que tout le monde ait l’air déguisé mais finalement quand on a peu d’argent, on évite facilement ce problème ! Là aussi, il y avait un document : « Le chemin des costumes ». Toute l’équipe a travaillé en permanence et, je pense, avec intérêt sur la reconstitution du temps. Il ne s’agissait donc pas de trouver forcément le meilleur costume mais de montrer comment ils évoluent. Mes études et mon expérience dans la mode m’ont sans doute très marqué, ce que j’en garde c’est une certaine croyance aux surfaces, à l’émotion de la surface. Le maquillage, les coiffures, costumes, c’est tout ce que nous filmons : des murs, des meubles, des peaux, des cheveux. On filme des surfaces et il faut croire en l’idée qu’elles vont refléter le monde.
Pour montrer cette évolution du temps, la musique joue un rôle crucial. Vous teniez à éviter l’utilisation de hits pour témoigner de chaque époque ?
Le cinéma est toujours lié à l’industrie, au financement. Nous avons fait ce film avec un budget moindre qu’espéré, alors qu’il était extrêmement ambitieux. La musique, de nos jours, coûte très cher et j’ai vite réalisé qu’il était impossible que j’achète tous les morceaux. Une des questions de mise scène est forcement : l’argent qu’on a, où le met-on ? Je sentais que je préférais le mettre dans les êtres humains qui étaient là, qui dansaient, avec qui je voulais passer du temps ; ils étaient le cœur du film. Et pour la musique, outre l’aspect financier, je sentais que l’un des dangers absolus serait de mettre une suite de tubes. Cela n’a pas d’autre effet que de reconnaître, on reconnait les morceaux, comme à la radio. Je ne voulais pas qu’on reconnaisse mais qu’on réinterpréte, qu’on repense. J’ai donc travaillé avec deux musiciens exceptionnels, une française et un autrichien : Émilie Hanak et Dino Spiluttini. Nous avons travaillé un an et demi sur la bande son du film. Et j’ai aussi acheté trois morceaux, notamment celui du début parce que la disco ancienne est très difficile à recréer, le système d’enregistrement et le mixage sont trop différents. Là aussi, la question était plutôt de savoir comment on passait d’une musique à une autre, que se concentrer sur le morceau en soi.
Pour se repérer dans le temps, le film évoque parfois quelques événements historiques, comment les avez-vous sélectionnés ?
Je crois que je suis le seul dans ce cas là mais j’y vois un certain humour ! Evidemment, ce sont des événements très sérieux et qui ont changé le monde de la nuit : l’élection de Mitterand, le SIDA, la chute du mur de Berlin… Tout cela a changé la manière dont nous sortons. Mais j’y voyais comme un pacte avec le spectateur : nous sommes dans un huis-clos, nous faisons semblant que 25 ans passent et pour montrer que le monde avance, il y a de temps en temps des images sur une petite télé. L’aspect totalement pauvre du dispositif m’amusait. Ces événements devaient aussi véhiculer l’idée d’un souvenir de groupe ; on se souvient avec qui on était lorsqu’on les a vécus.

May et John alternent entre dialogues dans un langage assez littéraire et moments de silence, pourquoi avez-vous choisi Anaïs Demoustier et Tom Mercier pour les incarner ?
Je ne suis pas sûr qu’on choisisse les acteurs, je pense qu’on en tombe un peu amoureux, à distance puis en les rencontrant. Tous les deux avaient très envie de participer au film, c’est quelque chose qui joue beaucoup, l’envie des acteurs. Le rôle de la physionomiste avait été écrit pour Béatrice Dalle, je voulais absolument retravailler avec elle. Anaïs Demoustier, je trouve que c’est une actrice extraordinaire, très mystérieuse, elle m’intrigue énormément. Je sentais lors de nos rencontres que l’aspect physique du rôle, cette attention que je porte aux mouvements, l’intéressait beaucoup. Parfois elle me demandait où nous en étions de l’histoire et je lui répondais que je ne savais pas nécessairement. Elle a accepté ce flottement, de se laisser aller, de plonger dans les scènes physiquement. Tom Mercier est un acteur très riche, il a apporté son mystère à lui, il l’a offert au film. Lui aussi, c’est extrêmement physique ce qu’il fait car c’est très dur d’être aussi absent. Ce qui me touche dans son personnage et qui n’ai pas toujours bien compris – et c’est entièrement de ma faute si on ne comprend pas bien – c’est son innocence profonde. L’innocence de sa folie, l’innocence de sa croyance. Je connais des gens comme ça, et je me demande si moi aussi je ne suis pas parfois comme ça. Même si dans la vie je me considère plus comme le personnage de May. On croit qu’elle le suit mais est-ce que ça n’est pas plutôt elle la meneuse, en fait ?
Le film met en parallèle différentes notions et représentations du temps, avec un rythme bien à lui, comment s’est déroulé le montage ?
Généralement, au montage on s’appuie sur l’évolution d’une histoire, sur des héros qui progressent et des lieux qui changent. Ici, il fallait créer une sorte de tourbillon, d’espace vertigineux dans l’espoir que le spectateur ressente en quoi se perdre dans la nuit est absolument magnifique et morbide, en même temps. Mais en fait, on décide peu de choses sur un film. Bien sûr j’ai mon énergie, ma croyance dans le film, j’essaye de la partager avec mon équipe et mes comédiens mais au fond, ma volonté a peu à voir avec ça. Même au montage, où on décide ce qui reste et ce qui s’en va, quelque part c’est quand même – et ça a l’air un peu poétique mais c’est réel – le film qui nous dit lentement ce qu’il peut ou non. C’était un montage très difficile car le but était de trouver la sensation du temps. Les films ou les œuvres d’art qui me touchent sont ceux qui réinventent le temps ou inventent une représentation du temps. Et j’espère que dans ce film nous avons trouvé une façon de raconter le temps qui est la notre.
La Bête dans la jungle a également été adaptée au théâtre par Marguerite Duras, que pense-vous de cette adaptation ?
J’ai lu la pièce et j’en ai vu une représentation mais je me sens assez loin de cette adaptation. Marguerite Duras y met quelque chose qui est très propre à elle mais qui me parle moins, je ne me suis donc pas du tout occupé de son adaptation et du sens qu’elle y met, qui est plus de l’ordre du rapport de l’homme à la femme. Je ne crois pas que ce soit un rapport qui me parle tellement, il me préoccupe bien sûr dans la vie mais ça n’est pas un thème que j’explore dans mon travail. May et John je les mets sur un pied d’égalité, je ne me pose pas la question : d’évidence c’est un homme et elle une femme mais je ne pense pas qu’il y ait de dynamique genrée dans leur relation. Ce sont presque des figures mythologiques.
Le film est très différent de ce qu’on peut voir au cinéma actuellement, quelles étaient vos plus grandes craintes en vous lançant dans un projet d’une telle ambition ?
Je vais dire quelque chose de sûrement naïf mais très sincère : quand on fait un projet soi-même, on ne sent pas en quoi il est différent des autres. Je crois que chaque réalisateur fait des films qui lui semblent accessibles à tout le monde. C’est ma façon de voir le monde, de le vivre, donc ça me semble réaliste et partageable, compréhensible par tout le monde. Quand j’écris ou que je tourne j’ai toujours peur d’être trop banal. Mais dès que je commence à le montrer on me rétorque que c’est étrange, du coup je me pose la question. Ils parlent peut-être de façon un peu différente parce que je suis autrichien donc c’est un français un peu particulier, mais j’aime bien dans les films que les personnages ne parlent pas toujours comme dans la vie. La peur change de film en film, elle évolue mais maintenant je crois que je n’ai plus tellement peur. Si j’ai peur c’est d’une chose : que le film ne soit pas vivant. Je trouve que beaucoup de films aujourd’hui le sont faussement, avec des codes naturalistes mais finalement pas du tout vivants. Mon espoir c’est que si, pendant que je tourne, je ressens de la vie et je suppose que ceux autour de moi ressentent de la vie, peut-être certains spectateurs le ressentiront aussi. Ressentir la vie c’est avoir des émotions, n’importes lesquelles d’ailleurs ; chaque spectateur a ses émotions, je ne les dirige pas. C’est peut-être là que le film ne ressemble pas aux autres, il propose des émotions qu’on a pas forcément tous les jours.
Propos recueillis le 14/06/23 par Chloé Caye, à Paris.