Tardes de soledad

Actuellement au cinéma

© Dulac Distribution

Tardes de soledad s’ouvre avec une séquence de nuit : des taureaux, dans un champ, fixent la caméra. Leurs pupilles brillent, leurs cornes blanches se détachent du fond noir et leur souffle solide rassure autant qu’il inquiète. Albert Serra redonne au taureau une dimension mythologique : l’animal et la nuit ne font qu’un. Et la corrida est un rituel de sacrifice. Or le principe du sacrifice n’est autre que de verser le sang pur pour laver les péchés de ceux qui tuent. 

À la solennité de la mort du taureau, le documentaire d’Albert Serra oppose la trivialité de la vie des toreros. Les jeunes hommes ne font que parler, excusez-notre espagnol, de leurs cojones. Des hommes avec un tel désir de prouver leur virilité qu’ils en viennent à se mesurer à des taureaux. Et dans une sorte de fanatisme total, ses compagnons complimentent le célèbre Andrès Roca Rey sur la taille de ses testicules des heures durant. Mais ces « couilles » qu’il faut pour être un bon matador, on les voit justement écrasées dans les jolis collants roses qu’Andrès enfile soigneusement. Le costume lui confère son pouvoir. Lui seul est traditionnel. Dessous, il n’y a qu’un jeune homme vain et vaniteux.

Andrès ne manque pas une occasion de se regarder dans un miroir, dans la fenêtre de la voiture ou même dans l’objectif de la caméra pour se recoiffer. À force de voir son corps épargné face à la mort, il s’est mis à lui vouer un véritable culte. Et les taureaux défilent sur l’autel de son narcissisme. Pourtant, un autre miroir est celui que Serra place entre l’humain et l’animal. Andrès, la bouche contorsionnée et la langue crispée, ressemble à la bête qu’il essaye de tuer. 

Serra joue sur le mimétisme autant que sur la proximité. Les plans resserrés sur le toréador et le taureau tronquent notre compréhension de l’espace, nous empêchant de comprendre à l’avance où ces cornes pourraient se planter. Ce cadrage permet aussi de faire disparaître tout ce qui entoure les deux au centre de l’arène. Il n’y a qu’eux. Ils partagent une intimité. L’un se fait filmer en train de tuer et l’autre de mourir. Quoi de plus intime ? 

Cette construction en huis-clos (dans l’arène, dans la voiture, dans la chambre) donne au film une dimension mentale, irréelle. Aux pieds d’Andrès se jonchent les taureaux ensanglantés. Son rêve de gloire devient rapidement le cauchemar du spectateur. La répétition des gestes, des matières et des couleurs rendent le film presque immersif, le temps s’y dilate. Mais ce rituel, lorsqu’effectué parfois pas moins de six fois au cours d’une même corrida, perd peu à peu de son caractère vénérable. D’autant plus que, loin de respecter son sacrifice, les toreros, dont on entend les remarques grossières dans l’arène, méprisent le taureau. Ce qui leur importe est ce que le public pensera d’eux. Public qu’Albert Serra ne filmera jamais, comme pour montrer la bêtise de ceux qui se soucient tant de quelque chose de si vulgaire, alors que l’acte qu’il sont en train d’accomplir a trait au sacré.

La neutralité du cinéaste vis à vis de l’exécution de cet acte – sacré ou barbare – permettra aux affects du spectateur de se cristalliser de la façon la plus pure : sans être guidés ou influencés. Les toreros parlent régulièrement de la « vérité » du matador. C’est cette vérité que cherche à capter Serra. Si le montage permet de deviner le point de vue du cinéaste, Tardes de soledad a pour vocation de montrer sans jamais raconter. Et, de fait, peut-on filmer plus grande vérité que la mort ?

Tardes de Soledad / De Albert Serra / Avec Andrès Roca Rey / 2h05 / Espagne / Festival Cinemed 2024.

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Auteur : Chloé Caye

Rédactrice en chef : cayechlo@gmail.com ; 0630953176

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