Oui

Actuellement au cinéma

© Les Films du Losange

Autant rejeté par l’extrême droite – interdit dans plusieurs festivals israéliens, le film n’a toujours pas de distributeur là-bas – que par une certaine partie de l’extrême gauche, taxant notamment sa production partiellement israélienne, Oui affiche le curieux paradoxe d’un film nommé autour de l’expression d’une adhésion étant sujet à opposition. Tous ces rejets, aussi intéressants puissent être certains (peut-on séparer une œuvre de sa production ?), partagent néanmoins un élément commun : aucun des détracteurs principaux du nouveau film de Nadav Lapid ne semble l’avoir vu. Que toutes ces voix soient entendues est une chose, mais celle du film, en tant que forme artistique et donc politique, semble avoir été muselée. Oui a pourtant des choses à dire.

Plus que jamais, les contraires animent le cœur de Oui. Son couple principal, Y. (Ariel Bronz) et Yasmine (Efrat Dor), en sont les premiers représentants. Deux énergies décadentes, mais tout de même sujettes à individualité : lui, corps serviable travaillant jusqu’à l’excès à sa propre destruction ; elle, corps empreint d’une subtile retenue, déjà à même de sortir du système dans lequel ils sont plongés. La Belle Vie, nom de la première partie du long-métrage, joue sur ces contrastes dans un registre burlesque radical, poussant la mécanique comique jusqu’au point de décrochage. Dans ce Tel-Aviv dystopique mais finalement pas si éloigné du réel, la fête traduit autant un abandon des limites qu’un asservissement général. Au milieu de l’urbanisme roi et du brouhaha quotidien, le corps ne peut véritablement se libérer. La danse dégénérée des protagonistes n’est jamais anarchique ; elle les réinsère aussitôt dans le flux ambiant auquel ils appartiennent. 

Lapid n’a probablement jamais poussé aussi loin la physicalité brutale de ses œuvres et prolonge ici, jusqu’à l’épuisement, la course effrénée de Yoav (Tom Mercier) dans les premières minutes de Synonymes (2019). Cette quête du mouvement permanent est toujours parallèlement celle d’une effervescence déraisonnée, cherchant à fuir la mélancolie qui habite toujours son cinéma et ses protagonistes. Si Y. et Yasmine cherchent un point de décrochage dans toutes ces soirées libertines, c’est précisément pour oublier, à la fois eux-mêmes et leur impuissance face à ce qui se trame autour d’eux. Avant même que le long métrage ne cède à la rupture narrative, l’impasse se marque déjà sur les corps. Y. a beau boire ou avaler, il ne finit que par régurgiter (du vomi ou un océan de bulles) ; le couple a beau se battre constamment, ils finissent toujours par s’enlacer dans un élan désespéré.

Insidieuse dans Le Genou d’Ahed (2021), la tristesse qui parcourt Oui est cette fois-ci plus que jamais concrète ; l’Histoire étant le mouvement le plus inexorable de tous, Gaza est l’éléphant dans la pièce, la plaie ouverte que ces folles entités cherchent à ignorer. Comme la récente Zone d’intérêt (2023), le génocide est le sujet d’une inconscience collective mais, à l’inverse du conceptualisme de Glazer, alourdissant chaque plan d’un symbole, Lapid préfère confronter le sujet avec brutalité. Gaza, dans l’imaginaire israélien, est d’ores et déjà pervertie, parfois placardée au premier plan : c’est une vidéo sensationnelle de mise à mort qu’on se partage sur un yacht ou une statistique bruyante (« 94 morts dans un bombardement ») qu’on regarde rapidement sur son téléphone. Mais qu’est-ce qu’un bruit au pays des flux, sinon une goutte d’eau dans l’océan ?

Dans une opposition aux tendances actuelles, visant toujours aux réactions les plus rapides face à l’actualité, Oui procède d’un mouvement inverse en invitant son couple de protagonistes à la fixité et donc à la réflexion. Abandonnant temporairement sa famille pour retrouver son ex-compagne, la trajectoire du jeune artiste est celle d’un retour sur soi, sur son passé : retrouver un ancien amour, dialoguer à nouveau avec la défunte mère (lors d’une averse de pierres surréaliste) et, in fine, regarder frontalement Gaza. Le chaos de la première moitié de Oui a ça de fort qu’il participe, pour le spectateur comme les protagonistes d’un aveuglement, dans lequel le film se complait volontairement pour mieux inviter à un retour au réel. À travers cette séquence sur la Colline de l’Amour, faisant face au génocide, il faut réapprendre à entendre et à voir. Voir l’horreur à travers la simplicité du plan large – échelle jusqu’ici proscrite par le film – sur la ville bombardée et sur ce qu’il laisse deviner dans les détails ; entendre enfin le silence, ponctué par les bombardements, ou la violence barbare des mots prononcés dans l’hymne que doit musicaliser Y.

Si la question israélienne est son centre, Oui est bel et bien universel. De ses magnats multimillionnaires qui se rachètent entre eux – Trump, Musk et consorts sont évidemment visés – jusqu’au rêve de notre couple (“On sera aimés et riches”), Lapid fait ici l’étalage d’un capitalisme dans lequel la culture, l’Histoire ou même la guerre sont interchangeables. Un chef d’état-major bâtit et détruit des gratte-ciel d’un claquement de doigts tandis qu’on chante la propagande sur du Bach ou dans un amphithéâtre antique, comme pour mieux faire passer la pilule en travestissant l’art. L’échappatoire, pour Y. et Yasmine, est le même que pour Lapid lui-même, à savoir la fuite vers l’Europe. Or, l’horreur, la vraie, qui se tapit au gré d’une réplique apparemment anodine assénée par Y, c’est que « les gens sont méchants partout dans le monde ». La fuite finale de ces deux corps désormais anémiques est celle d’un western, mais à la ligne de fuite désertique d’antan ne succède désormais plus qu’une route nocturne, privée d’horizon et d’espoir.

Oui / de Nadav Lapid / Avec Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis, Alexey Serebryakov / 2h29 / France, Israël, Chypre, Allemagne / Sortie le 17 septembre 2025.

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