
À l’origine, ce film n’est pas destiné au cinéma : il s’agit d’une installation exposée dans les musées d’art contemporain, qui diffusait simultanément sur treize écrans les scènes des différents personnages incarnés par Cate Blanchett. Si le montage conçu par l’artiste allemand Julian Rosefeldt pour les salles obscures fait perdre à l’œuvre la force qu’elle puisait dans la liberté de déplacement laissée au spectateur, il fait néanmoins place à un étonnant et passionnant film-concept.
Manifesto entend rendre compte de paroles artistiques et intellectuelles qui ont marqué le XXe siècle, du surréalisme à Jim Jarmusch en passant par Marx et Engels, le dadaïsme ou Guy Debord. Le projet est ambitieux, et du fourmillement de théories et de sentences résulte une vision affirmée, voire décisive, de l’art. Le film commence par un embrasement en gros plan, avant que n’apparaisse un clochard qui ne tarde pas à s’emparer d’un haut-parleur pour promouvoir un art nouveau et supérieur, en marchant au milieu de ruines industrielles : l’artiste sera souvent montré – dans sa multiplicité – comme un révolutionnaire ou un visionnaire, qui encourage le changement et la destruction des vestiges dépassés.
« Plus on apprend, moins on comprend, mieux c’est », « ne pas chercher à convaincre », « la vérité ne vient qu’en nous », « au loin brille notre lendemain »… Il peut être amusant de chercher d’où viennent les phrases scandées par les protagonistes, sans que cela soit rendu nécessaire. Chacune des séquences s’empare d’une esthétique et d’un point de vue particulier que le réalisateur fait dialoguer, autour d’une actrice plus que jamais caméléon, Cate Blanchett, endossant chacun des rôles. La limite du film est probablement celle de sa forme de cinéma, et la mise en scène tend parfois trop vers la mise en espace pour musée d’art contemporain (voir ce plan sur la piscine pendant la scène du vernissage, où les poubelles et les cendriers sont disposés comme une installation en soi). Mais ce sont aussi les lieux qui enrichissent le sens de certains manifestes, comme celui du dadaïsme lu comme éloge funèbre lors d’un enterrement (« dada, c’est rien »). Il y a aussi de l’humour, créé par le décalage entre le discours et la situation banale mise en scène. C’est par exemple cette chorégraphe qui parle à ses danseuses à coup de concepts, ou cette mère de famille bourgeoise qui, au moment du repas, alors que l’on s’attend à ce qu’elle dise une prière, se met à parler d’art et ne s’arrête plus. Ou encore cette institutrice d’école primaire qui informe à ses trop jeunes élèves que rien n’est original. Là, le dispositif filmique prend tout son sens.
Manifesto / De Julian Rosefeldt / Avec Cate Blanchett / Allemagne / 1h38 / Sortie le 23 mai 2018.