
De passage à Paris pour la promotion de Little Joe, la réalisatrice Jessica Hausner et la comédienne Emily Beecham, qui a reçu le prix d’interprétation à Cannes pour son rôle de scientifique perturbée par une étrange fleur rouge, nous ont accordé un entretien.
Jessica Hausner, comment avez-vous imaginé cette histoire de science-fiction après votre film Amour fou, qui se déroulait à l’époque du romantisme allemand ?
Jessica Hausner : Dans Amour Fou, le romantisme allemand était un moyen pour raconter une histoire d’amour, et interroger la notion même d’amour. Peut-être qu’après tout, l’amour n’existe pas. Le film questionnait une sorte d’idéal de l’amour pour comprendre qu’il consiste essentiellement à projeter des choses en l’autre. On voit l’autre tel qu’on veut le voir, mais si certaines choses changent alors on cesse d’aimer. Little Joe traite d’un sujet assez similaire : qui est cette personne que je pense connaitre, qui est si proche de moi et fait partie de ma vie ? Soudainement, je comprends que nous vivons dans deux mondes complètement différents. La perception de chaque être humain est différente, on ne pourra jamais entrer dans les pensées et les sentiments de l’autre.
Emily Beecham, le personnage que vous interprétez, Alice, est assez froid, presque conceptuel. Comment l’avez-vous approché ?
Emily Beecham : Alice est un personnage très cérébral. Elle essaye de rationaliser tout ce qui lui arrive. Les moments d’intériorisations sont nombreux, là où dans un autre film cela n’aurait duré que quelques instants. L’une des grandes expériences de ce film était pour moi d’appréhender un sentiment de paranoïa et de confusion. Lors de la construction du personnage, c’était assez troublant de saisir ses contours car tous ses traits de caractère ont quelque chose d’incertain. Peut-être que tout est dans sa tête, peut-être pas. Son parcours n’est pas linéaire, elle se questionne tout le temps elle-même et ne se fait pas assez confiance.
Pendant le tournage, comment avez-vous envisagé les dynamiques du personnage ?
EB : Il fallait développer des sous-entendus, un sous-texte entre les personnages. Par exemple le désir secret qui existe entre Alice et Chris, le personnage qu’incarne Ben Whishaw. Il y avait quelque chose de comique et amusant, ils sont tous les deux très mal à l’aise dans leur vie romantique, et cette dynamique se décale à mesure que le film avance. Alice est un personnage qui a du mal à gérer sa vie sentimentale, tout comme sa relation avec son fils, elle ne les maîtrise pas… Elle contrôle finalement très peu les choses.
Comment est né ce personnage ?
JH : J’avais envie que le personnage d’Alice soit attachant du début à la fin. En allemand, elle pourrait être perçue comme une rabenmutter, ce qui signifie une mauvaise mère, car c’est une femme qui met son fils de côté et le laisse à son père afin de se focaliser sur son travail. C’était important que cette mère soit une personne que l’on apprécie car il faut pouvoir la comprendre et avoir envie de la suivre. Quand j’ai rencontré Emily et qu’elle a joué une ou deux scènes, elle m’a immédiatement touchée. J’ai senti qu’elle serait en dehors des clichés du rôle de scientifique, qu’elle apporterait quelque chose de personnel, un sentiment de confiance. Je l’avais vue dans Daphne, où elle était extrêmement brillante. C’est un style de film très différent de Little Joe, mais elle y joue aussi une personnalité ambiguë, et je me souviens m’être dit que, malgré les complications de sa personnalité, elle restait attachante et compréhensible.
EB : Nous avons eu beaucoup de discussions à propos de la façon dont mon personnage aurait du mal à tenir l’équilibre entre sa vie de famille et sa vie professionnelle. Nous avons aussi parlé de la signification de sa psychothérapie : il ne s’agissait pas de souligner le fait qu’elle a un problème, mais plutôt de montrer qu’elle compartimente les choses dans sa tête pour chercher à être efficace.
À l’image du design du personnage, le film est très graphique. Comment travaillez-vous l’esthétique de vos films ?
JH : Je travaille avec un storyboard. Quand je termine l’écriture d’un scénario, je prends environ deux mois pour travailler l’aspect visuel du film. Je réalise une sorte de comic book à côté du scénario, qui me sert principalement à créer le rythme du film. Mes storyboards me permettent d’envisager la temporalité des scènes. Dans Little Joe, certaines scènes fonctionnent en temps réel, la caméra s’autorise un long mouvement, mais parfois je ménage des écarts qui cassent l’action du film. Cela permet de créer une certaine confusion. Devant beaucoup de films, on se contente de mettre notre cerveau en veille, et on ne se pose pas de questions sur ce que l’on voit. Ce peut être très bien, mais un peu ennuyeux à mon sens. Je préfère faire des films qui rendent le cerveau actif, permettant de plonger dans des émotions plus profondes.
Les couleurs ont-elles des symboliques ?
JH : Non, elles n’en n’ont pas, elles sont là purement pour le plaisir. Ma soeur Tanja Hausner travaille avec moi comme costumière, et lorsque le scénario est prêt, elle réunit beaucoup d’images. Elle fait des photocopies de pages de livres d’art, de magazines, et on s’assoit autour d’une table pour les regarder. Je me souviens que pour Little Joe, elle avait trouvé une photo extraite d’un Vogue montrant une mannequin en blouse rose, avec des cheveux rouges coupés courts. Cette photo semblait sortie des années 1970, mais c’était de la mode contemporaine. Cette image nous est ainsi restée en tête pour le personnage d’Alice. Je cherche toujours à créer, avec les costumes notamment, une forme d’intemporalité, et de faire en sorte que les couleurs soient agréables.
Considérez-vous vos films comme des peintures ?
JH : Oui, je pense qu’on peut dire ça. Je choisis des histoires très simples à l’intérieur desquelles l’approche visuelle jouera un rôle très important. Les visuels donnent du sens à l’histoire. J’ai toujours été influencée par la peinture naïve, en particulier celle d’Henri Rousseau, l’un de mes peintres favoris depuis que je suis adolescente. Non pas pour son usage des couleurs, mais pour son style. Il montre les être humains avec un style à la fois naïf et élaboré. C’est exactement ce que j’essaye de faire.
Les cadres sont très étudiés, tout semble millimétré, comme les mouvements des corps.
EB : C’était un réel défi, car le film était en effet très chorégraphié. Il était d’ailleurs parfois difficile de se souvenir de toutes les indications de position, tout en ayant à l’esprit les désirs qui dirigent le personnage. Il y a eu des moments où je n’étais pas tout à fait sure de ce que je faisais, mais c’était constitutif de l’expérience. Je faisais entièrement confiance à Jessica car la direction d’acteurs de ses films précédents était exceptionnelle. Je ne me posais pas la question dans les termes « est-ce que je joue bien ou non » car si l’on commence à raisonner comme ça, on ne dort pas de la nuit. C’était surtout stimulant de communiquer avec Jessica tout au long de la conception du film, de voir comment elle travaille, comment son esprit fonctionne. Elle sait ce qu’elle veut obtenir. C’était très inspirant. Quand les réalisateurs bénéficient d’une totale liberté de création, ils peuvent poser leur empreinte, et c’est ce qui donne à un film sa personnalité unique.
Jessica, que cherchez-vous à provoquer chez le spectateur ?
JH : Je cherche à interroger nos schémas mentaux. J’ai tenu à ce que mon film ne soit pas seulement un film de genre, mais un mélange entre le film de genre et le film d’auteur. Si quelqu’un en parle comme d’un thriller de science-fiction, on s’attendra à une dystopie qui traite d’un avenir sombre et triste. En voyant le film, on se rendra compte que ce n’est pas le cas, il faudra alors réinitialiser notre schéma mental et se dire que ce que l’on anticipait n’est peut-être pas vrai. C’est mon objectif le plus important en tant que cinéaste, car c’est ce en quoi je crois : nous avons tous nos idées préconçues, nous catégorisons tout ce que l’on voit, et je cherche quelque part à déconstruire ces catégories.
La réception du film à Cannes, mitigée, est symptomatique des réactions que vous cherchez à provoquer.
JH : Pour être honnête, j’ai mis un moment avant de lire les critiques car je ne m’en suis pas préoccupée au moment du festival, tout était très frais, mais je pense que ce qui s’est passé est révélateur de ce que je disais : les gens s’attendent à voir un film précis, et ils n’apprécient pas tous qu’il ne soit pas comme ils se le sont imaginés. Je me souviens qu’un journaliste, dans un article, décrivait les blouses des scientifiques qui travaillent dans la serre comme des blouses blanches. Mais elles ne sont pas blanches, et c’était intentionnel ! Cela montre que ce critique a vu ce qu’il voulait voir, avec en tête ce cliché selon lequel les scientifiques portent une blouse blanche.
Emily, depuis l’obtention de votre prix d’interprétation à Cannes, qu’est-ce qui a changé ?
EB : Depuis que j’ai reçu le prix à Cannes, j’ai eu l’opportunité de rencontrer davantage de cinéastes, autour de projets extrêmement motivants. C’est un grand privilège, je n’aurais jamais envisagé cela possible il y a quelques années…
Quels seront vos prochains projets ?
EB : Je joue dans le remake Disney de Cruella que dirige Craig Gillespie, le réalisateur de Moi, Tonya. Le film se tourne en ce moment à Londres avec Emma Stone et Emma Thompson. Ce sera un Cruella punk assez dark age, avec des costumes inspirés par le style de Vivienne Westwood. Je viens aussi de terminer un film qui sera diffusé sur Netflix, Outside the wire, situé dans le futur. Il parle de pilotes de drones et se base sur le conflit entre russes et ukrainiens. Mon personnage s’occupe d’un orphelinat tout en vendant des armes à feu. C’est un film intéressant sur l’usage de l’intelligence artificielle dans les conflits armés, son éthique et ses conséquences. Et puis, ensuite, il s’agira de faire le bon choix !
JH : Mon prochain film traitera de manipulation et de relations parentales. Il sera question de jeunes étudiants manipulés par leur professeur…
Est-ce qu’il sera tourné en anglais, comme Little Joe ?
JH : Oui. Durant la préparation de Little Joe, mon premier film tourné en anglais, je voulais m’ouvrir à une nouvelle expérience, c’était important pour moi de sortir de ma zone de confort. Travailler avec des acteurs anglais, écrire un scénario en anglais, c’était un grand changement et cela m’a plu. Je me suis rendue compte que l’anglais était une langue confortable pour moi grâce à la mentalité anglo-saxonne et son humour sec, pince-sans-rire, proche d’un certain humour noir autrichien. Mes dialogues, écrits dans ma langue maternelle, étaient finalement faciles à traduire en anglais, et même plus jolis à écouter. Je me suis sentie chez moi dans la langue anglaise.
Propos recueillis par Victorien Daoût le 5 novembre 2019, à Paris.
Retrouvez notre critique de Little Joe.
Une réflexion sur « Rencontre avec : Emily Beecham et Jessica Hausner »