
Le phare, lumière au cœur de l’océan, éclat salvateur pour les navires en perdition, symbole d’espoir… autant de connotations romantiques dont Robert Eggers se débarrasse en quelques instants dans The Lighthouse, où la lueur de la grande lampe est au moins aussi ténébreuse que les flots noirs qui l’entourent. Mystère sacré auquel Ephraïm se voit refuser l’accès, elle exerce sur le vieux Thomas une fascination jalouse et malsaine ; s’il tient du capitaine Achab, pour sa jambe boiteuse et son passé marin, c’est aussi et surtout un mystérieux Barbe Bleue, qui garde toujours sur lui la clé de la salle de la lampe, et dont l’adjoint précédent a disparu dans des conditions imprécises. Ephraïm, cantonné aux tâches les plus ingrates, arpente de long en large et de haut en bas le caillou qui leur sert d’île, enserré dans le format carré d’une image qui maintient les personnages prisonniers du lieu, et presque en permanence confrontés l’un à l’autre. Ce carré noir et blanc tue toute possibilité de contempler l’océan : pas d’horizon bleuté, et le ressac comme une agression permanente.
À cette maîtrise claustrophobe de l’image vient s’ajouter une ambiance sonore tout aussi harassante. Les flots et le vent rivalisent de hurlements avec la corne de brume du phare, dont la complexe machinerie grince et grogne. Les sons et la musique se mêlent en de longs gémissements, comme un chant de sirène changeant et hypnotique, dont on comprend qu’il inspire à Ephraïm ces visions lugubres et érotiques. En nous plaçant dans la position de son protagoniste, The Lighthouse rend impossible la distinction entre illusion et réalité – et c’est probablement à chacun de décider de la part de vérité, d’illusion, et de fantastique du conte qui nous est proposé.
La tâche est d’autant plus ardue que les images et les mots se contredisent. L’ambiguïté de la relation des deux personnages principaux n’aide pas : maître et disciple, ou tyran et esclave ? Malgré cette opposition, l’isolement les conduit à créer des liens de franche camaraderie, à grand renfort d’alcool probablement frelaté ; mais cette camaraderie-même est teintée d’incertitude, tant chacun semble cacher de choses à l’autre, en même temps que se crée malgré eux une fascination mutuelle. Ce rapport incertain entre les deux anti-héros, les quantités d’alcool ingurgitées, les accusations de mensonges et de dissimulations qu’ils se formulent l’un à l’autre, et les énergies néfastes qui imprègnent le lieu, rendent impossible pour le spectateur de prêter foi à quoi que ce soit.
Willem Dafoe et Robert Pattinson excellent tous les deux, hagards et hystériques, continuant à se forger des personnages et des carrières atypiques et passionnantes. Si, contrairement à Willem Dafoe, Robert Pattinson ne le fait que depuis quelques années, il prouve une fois de plus son bon goût dans le choix de ses projets et son talent dans ce registre sombrement décalé – après notamment Cosmopolis et High Life, qui en en donnaient déjà de bons exemples. Leurs traits semblent à chaque plan photographiés, à la fois enlaidis et sublimés par une image ciselée en ombres et en lumières. Peut-être plus en ombres…
The Lighthouse est un conte d’une étrangeté violente et dérangeante. Audacieux dans sa forme, habité par ses interprètes comme par des fantômes, intrinsèquement mystérieux et halluciné, il propose une expérience de cinéma dont on ne peut ressortir que secoué.
The Lighthouse / de Robert Eggers / avec Robert Pattinson et Willem Dafoe / États-Unis – Canada / 1h49 / Sortie le 18 décembre 2019.
De la houle c’est vrai, plus que de raison à mes yeux (il maîtrisait mieux ses effets dans les bois). Restent les images, les sons, les acteurs, tous saisissants.
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