
Le motif de l’évasion apparaît très tôt dans l’histoire du cinéma. Il faut remonter en 1904, lorsque Georges Méliès réalise Benvenuto Cellini ou Une curieuse évasion. Puis, dans les années 1910 et 1920, ce sont Charlie Chaplin et Laurel et Hardy qui posent les premières pierres de touche du genre : dans The Adventurer (Charlot s’évade) sorti en 1917, le vagabond vêtu d’un uniforme rayé est l’objet d’un chasse à l’homme burlesque, tandis que dans The Second Hundred Years (Les Forçats du pinceau) en 1927, Laurel et Hardy creusent un tunnel qui les mène directement dans le bureau du directeur de la prison. Rébellion contre l’ordre établi et retour à la liberté, l’évasion est traitée par le biais de l’humour et déjà associée à des éléments visuels marquants, à une narration simple et captivante, apte à traduire un rapport profond entre l’homme et son environnement. Avec les deux guerres mondiales, les films d’évasion se multiplient, puis les faits divers alimentent les scénarios. De René Clair à Mervyn LeRoy en passant par Raoul Walsh et Billy Wilder, nombreux sont les cinéastes qui s’inspirent de l’évasion, motif qui atteint un sommet esthétique à la fin des années 1950 en France, et connaît un large succès dans le cinéma américain des années 1960-70.
Rarement considéré comme un genre à part entière, le film d’évasion répond pourtant à un programme bien défini, exigeant une mise en scène très précise. Critique judiciaire, parabole sur les relations sociales, la solidarité ou la traîtrise, il situe son action dans un lieu fermé qui se mue en microcosme. L’évasion désigne une transgression à l’intérieur d’un monde déjà marginal mais très normé ; c’est un chemin et une question en suspens – vont-ils s’échapper ? -, qui relie deux espaces mis en tension. Parmi l’ensemble des films d’évasion, nous en avons donc sélectionné dix qui, selon nous, réunissent ces qualités, et plus encore.
La Grande Illusion, de Jean Renoir (1937)
Au cours de la Première Guerre mondiale, deux officiers français sont envoyés dans un camp allemand après que leur avion a été abattu. Ils fraternisent avec des prisonniers de nationalités et de classes sociales diverses, réunis autour du même désir de liberté. Lorsque leur évasion est prête, ils sont transférés dans un autre camp… Chez Jean Renoir, l’évasion est un désir de sortir du cadre, une façon de casser les illusions créées par la guerre. La mise en scène multiplie les moments inoubliables, d’une scène de travestissement au rôle accordé à la musique dans la fuite. Avec son aristocrate déchu et ses héros solidaires, La Grande Illusion préfigure le réalisme théâtral de La Règle du jeu et précède de 25 ans le méconnu Caporal épinglé, l’autre film d’évasion de Jean Renoir avec lequel il résonne comme un diptyque sur la guerre et la précarité de l’idéalisme. – Victorien Daoût
Les Démons de la liberté, de Jules Dassin (1947)
Joe Collins est en prison depuis longtemps, trop longtemps. Alors il décide de s’évader de sa geôle, des travaux, du système, et du gardien chef Munsey, sadique et doucereux. Les Démons de la liberté est en fait un film noir en prison. Sombre et fataliste, tout en ombres découpées, parcouru de figures hantées par leur passé et blessées dans leur présent, se débattant sans doute en vain… Une description d’un univers carcéral doublement impitoyable, où les prisonniers entre eux comme les gardiens ne font pas de cadeau, portée par un Burt Lancaster superbe et blessé. – Ivan Leric

Un condamné à mort s’est échappé, de Robert Bresson (1956)
Adapté du récit autobiographique du résistant André Devigny, Un condamné à mort s’est échappé est un monument du cinéma d’évasion en même temps qu’un paroxysme du style de Robert Bresson. Sa radicalité est quasiment expérimentale : au cours des préparatifs de l’évasion du lieutenant Fontaine, la caméra s’attarde sur le moindre de ses mouvements, donnant lieu à une poétique gestuelle absolument sidérante. Les problèmes sont pratiques et l’enjeu est moral, l’aspiration religieuse du cinéma bressonnien n’aura jamais été si ancrée dans le sol. C’est une fascination concrète, enracinée dans la matière que le prisonnier creuse de ses mains. Quant à la dernière partie, elle nous coupe le souffle. Oui, Robert Bresson est un maître du suspense. – V. D.
Le Trou, de Jacques Becker (1960)
Gaspard, incarcéré dans la prison de la Santé, est transféré dans une cellule où les détenus ont décidé de s’évader par un tunnel. Ces derniers n’ont d’autre choix que de mettre le jeune homme au courant de leur plan. Il se joint volontiers à eux, avant d’être confronté à un dilemme que lui seul devra de résoudre. Quatre ans après Robert Bresson, au tour de Jacques Becker de pousser le genre du film d’évasion vers un sommet de tension et de forme. Sa mise en scène dépouillée fait écho à l’épure bressonnienne, mais se particularise par le portrait des personnages et la saisie des relations qui animent les prisonniers. Si la prison est le lieu de l’écart social, Becker met en perspective l’individu face au collectif avec une rare force psychologique. – V. D.

La Grande évasion, de John Sturges (1963)
Afin de limiter le désordre causé par les évasions récurrentes dans leurs camps de prisonnier, les officiers de la Luftwaffe prennent la décision d’enfermer dans un même endroit les évadés multirécidivistes les plus entêtés. La Grande évasion est sans doute le plus culte des films du genre ; si ce n’est peut-être pas le meilleur en termes cinématographiques, c’est en revanche sûrement le plus jouissif et le plus ludique. Dans ce lieu qui fait plus penser à un camp de vacances qu’à un camp de prisonnier, il fait de l’évasion un jeu, un sport même, pratiqué avec humour, enthousiasme et persévérance par ses nombreux personnages. Mais aussi une véritable et joyeuse entreprise : technique, organisée, hiérarchisée, professionnalisée. Bref, à l’américaine. – I. L.
Luke la main froide, de Stuart Rosenberg (1967)
Après une nuit d’ivresse dépressive passée à décapiter les parcmètres, Luke est interné dans un camp de travail pour deux ans. Son indépendance lui rend difficile de s’adapter aux règles du lieu et aux caractères des autres prisonniers. Entre la rigueur du lieu et des travaux forcés, l’esthétisation des corps à demi nus travaillant au soleil, et l’étude des systèmes de solidarité qui se créent entre les prisonniers, Luke la main froide décrit un univers rude mais aussi rieur, fait de jeux et de paris autant que de châtiments. Le sourire et les beaux yeux de Paul Newman, qui parviennent si facilement à faire rire et pleurer, sont aussi et surtout mis au service d’un film politique, voire métaphysique, sur la place de l’homme dans la société. – I. L.

Le Reptile, de Joseph L. Mankiewicz (1970)
Entre Guêpier pour trois abeilles et Le Limier, ses deux films les plus théâtraux, Joseph L. Mankiewicz livre sa propre version du film d’évasion, conçu comme un mélange entre le western et le film de prison. Quand il s’empare du Grand Ouest, il situe son film en huis clos ! Le cadre du pénitencier est le terrain idéal pour jouer avec l’idée de duel propre au cinéma des grands espaces, que le réalisateur subvertit de l’intérieur. En laissant s’exprimer son goût pour la comédie, il offre un rôle idéal au charisme décontracté de Kirk Douglas, et à Henry Fonda un délicieux contre-emploi. La pirouette finale fait partie des plus éclatants dénouements fomentés par Mankiewicz, cinéaste de la manipulation s’il en est. – V. D.
Papillon, de Franklin J. Schaffner (1973)
Accusé d’un meurtre qu’il n’a pas commis, Henri Charrière, surnommé Papillon (Steve McQueen), est condamné aux travaux forcés en Guyane. Au cours du trajet en bateau, il se lie d’amitié avec le faussaire Louis Delga (Dustin Hoffman). L’alchimie du duo principal à tout loisir de s’épanouir tant le parcours de ces deux bagnards aux talents complémentaires est fait de multiples péripéties espacées dans le temps. Autant de moments d’aventures donnant à ce film d’évasion un parfum d’exotisme, tout en attaquant le système judiciaire. Il n’est pas non plus sans ménager des visions douloureuses : la peine infligée à Papillon, plongé dans l’obscurité totale, marque la rétine. – V. D.

Midnight Express, d’Alan Parker (1978)
Billy Hayes est arrêté à l’aéroport par la police turque, plusieurs kilos de marijuana scotchés au corps. Immédiatement incarcéré, sa peine est rapidement muée en prison à perpétuité par le gouvernement truc déterminé à faire de lui un exemple. Il n’existe plus pour lui qu’un moyen de sortir : « prendre le Midnight Express » – s’évader. La plongée dans l’enfer du système pénitentiaire et des geôles turques, la détérioration psychique de son personnage, font de Midnight Express un film aussi sensoriel que politique, si ce n’est plus. Une œuvre dont le thème musical, signé de Giorgio Moroder, reste éternellement en tête de quiconque a vu le film une fois dans sa vie. – I. L.
L’Évadé d’Alcatraz, de Don Siegel (1979)
Frank Morris, évadé multirécidiviste, est incarcéré à Alcatraz, prison dont personne ne s’est jamais échappé. Sur le « Rocher », les règles sont strictes, les punitions sont dures. Mais les murs, par endroit, s’effritent : Morris se met à creuser. Clint Eastwood traîne sa grande carcasse entre les murs d’Alcatraz avec son mélange habituel de flegme, d’ironie et de rage contenue, se liant d’amitié avec une galerie de personnages secondaires particulièrement attachants, afro-américain injustement condamné, peintre semi-fou ou amateur de desserts et de souris apprivoisées. Sans aller aussi loin que Bresson, Don Siegel filme le processus technique d’évasion avec autant de soin et d’intérêt que de tension – laquelle débouche sur un anti-climax ouvert, aussi beau que surprenant. – I. L.

PS : pour les fanatiques du genre qui ne seront pas repus de leurs visionnages, le jeu vidéo A Way Out pourra permettre de prolonger l’expérience : un superbe hommage aux films d’évasion, d’ailleurs particulièrement cinématographique dans sa forme (au grand dam des gamers et pour le plus grand plaisir des cinéphiles).
Dans le même genre, j’adore O’brother
J’aimeAimé par 1 personne
Des commentaires toujours aussi affûtés. Bravo !
J’aimeAimé par 1 personne