
« Le café et les cigarettes, ça va bien ensemble ». Cette sage sentence prononcée avec conviction par Roberto Begnini dans le premier des onze courts-métrages qui constituent Coffee and Cigarettes propose un bon résumé de l’ensemble du film : une suite de rencontres entre deux ou trois personnages autour d’une table, de deux tasses de cafés (ou plus) et de quelques cigarettes. Le casting est alléchant ; ce sont pour la plupart les acteurs fétiches du réalisateur qui viennent se prêter au jeu consistant à incarner, en le réinventant plus ou moins, leur propre personnage. Et le cocktail de nicotine, de caféine, et d’autodérision moulinées à la sauce Jarmusch fait des merveilles.
Coffee and Cigarettes a été tourné progressivement, sketch par sketch, pendant plusieurs années, et offre donc un beau condensé de l’univers cinématographique de Jarmusch. Sa structure même, consistant en une série de variations sur un même thème, rappelle sa façon de concevoir le cinéma, et plus particulièrement Night on Earth (1991) – film à sketches également, où des duos ou trios d’acteurs se retrouvaient non pas autour d’un café mais dans un taxi. Les protagonistes ont pour beaucoup été vus dans ses autres films : Roberto Begnini a joué dans Down by Law ; RZA, le rappeur du Wu Tang Clan, a fait la musique de Ghost Dog ; Bill Murray jouera dans Broken Flowers ; Tom Waits et Iggy Pop sont quant à eux des habitués, faisant même partie avec le réalisateur de la mystérieuse fraternité des Sons of Lee Marvin. Le film est en noir et blanc, ce en quoi il rappelle Down by Law ou Dead Man ; mais ici cette dualité chromatique évoque surtout le café et les cigarettes du titre, en même temps que la confrontation entre les deux parties qui se rencontrent – le ping pong verbal des dialogues, le motif à damier récurrent et les plans en plongée sur les tables n’évoquent-ils pas une partie d’échec ? Quant au café justement, il aura par exemple son importance dans The Limits of Control, où Isaac de Bankolé (présent ici aussi) incarnera un tueur à gage particulièrement tatillon sur la façon dont on lui sert son expresso… En bref, n’importe lequel des dialogues de Coffee and Cigarettes pourrait être une scène issue d’un autre film du réalisateur.
L’apparition de l’élégante Cate Blanchett dans cet univers joyeusement jarmuschien n’est donc pas une évidence. Après la truculence d’un Begnini surexcité ou l’hilarante maladresse d’Iggy Pop, ne risquait-elle pas d’avoir du mal à trouver sa place ? La réponse est évidemment négative, et ce d’autant plus que la question d’être à sa place ou non est justement le thème du segment dans lequel elle intervient. Cate Blanchett joue à la fois son propre rôle et celui d’une certaine Shelly, cousine venue lui rendre visite. Leur rencontre se fait dans le lobby d’un hôtel de luxe où l’actrice est de passage pour la tournée promotionnelle de son dernier film. En fait, c’est Shelly qui semble le plus appartenir au monde de Jarmusch : l’air paumé, rebelle, elle précise que son petit ami joue dans un groupe nommé Sqürl, formation bien réelle à laquelle appartient un certain Jim Jarmusch…
Les différents segments de Coffee and Cigarettes pourraient se diviser en deux grandes catégories : ceux où le partage du breuvage donne lieu à une fraternelle communion, et ceux où le malaise et l’incompréhension ne sont pas abolis par le rituel. Cousins, puisque tel est son titre, appartient à la seconde catégorie. Le noir et blanc devient le symbole d’une opposition. D’un côté, la blonde Cate, sous les feux des projecteurs, dans son hôtel d’une blancheur immaculée ; de l’autre, la brune Shelly, au maquillage sombre, peu à sa place en ce lieu luxueux, inconnue aussi bien du grand public que de sa propre parente qui peine à se souvenir du nom de son petit ami. La rencontre est évidemment teintée d’ironie, puisque cette démonstration de la difficile condition d’acteur, cet être coupé du monde réel, est opérée par le dédoublement de son actrice-interprète, portant donc un regard amusé sur elle-même. Tout le film fonctionne d’ailleurs sur ce mode du dédoublement ironique, chacun n’étant évidemment pas réellement soi-même à l’écran.
Pourtant, malgré son humour, quelque chose de sérieux, de presque triste, se dégage de cet échange. C’était sur un ton absurde et léger qu’entre Iggy Pop et Tom Waits le café tournait au vinaigre ; ici, la confrontation des cousines est plus noire et amère. Shelly n’est-elle pas la mauvaise conscience de Cate, son double, ce qu’elle aurait pu être si elle n’avait pas été actrice ? L’une et l’autre ne parviennent en tout cas pas à se retrouver ; leur communication reste conventionnelle, maladroite, inachevée. La conclusion de la scène est hautement symbolique : restée seule, Shelly troque son café contre une tequila, et dégaine une cigarette, mais on lui interdit de fumer. Le rituel est brisé… Dans la liturgie bien spécifique du café et des cigarettes, on ne parvient pas forcément toujours à communier.
Coffee and Cigarettes / De Jim Jarmusch / Avec Roberto Begnini, Tom Waits, Iggy Pop, Cate Blanchett, Jack White, Meg White, GZA, RZA, Bill Murray, Steve Buscemi, Isaac de Bankolé / 13h5 / 2003.