
En 1996, les disgracieux Razzie Awards « sacraient » le Hollandais Paul Verhoeven comme Pire Réalisateur pour son film Showgirls, alors échec public et désastre critique. Contre toute attente, le récipiendaire vint en personne récupérer son prix, sourire aux lèvres. Cela en dit long sur le formidable recul d’un électron libre qui aura sciemment parasité le monde formaté d’Hollywood. Aujourd’hui réhabilité, le film s’avère un point culminant dans sa carrière.
Nomi Malone (électrisante Elizabeth Berkley), jeune provinciale au passé trouble et au caractère bien trempé, débarque à Vegas avec un seul rêve en tête : devenir le nouveau visage de « Goddess », un spectacle de danse sexy qui fait les beaux jours du casino Stardust. Pour atteindre son rêve, Nomi devra redoubler d’efforts et de malice pour tracer sa voie dans les coulisses peu reluisantes du show-business.
Pour comprendre l’accueil glacial que le film a reçu à sa sortie, il faut le replacer dans son contexte : Showgirls arrive après Basic Instinct, un des plus grands succès de son auteur. La figure mystique et insoumise de Catherine Tramell (Sharon Stone) y évoluait dans le cadre policé du thriller érotique, très à la mode à Hollywood et dont Verhoeven s’était (un peu sagement) approprié le cahier des charges. Trois ans plus tard, fort de son précédent succès et doté d’un budget conséquent, Verhoeven prend tout le monde de court et s’affranchit cette fois-ci de la moindre retenue pour dynamiter l’illusion flashy de Vegas.
Perdue en plein désert, la ville n’aura jamais semblé aussi désespérément factice que devant la caméra de l’Européen : les néons pullulent, les coupes de cheveux sont aussi improbables que les costumes en plastique, les restaurants chics ressemblent à de vulgaires fast-foods, la bande-son dégueule ses boîtes à rythme sans discontinuer… Le kitsch scintillant des années 80 a laissé place au mauvais goût indigeste de la première décennie Internet. Plus que jamais, la ville aux casinos se fait le miroir déformant du rêve américain derrière lequel Nomi court sans relâche. La pauvre était pourtant prévenue dès son arrivée : en une seule coupe un brin moqueuse, le cinéaste lui fait gagner le jackpot aux machines à sous avant de lui reprendre jusqu’au dernier centime. La fortune immédiate n’est qu’un des nombreux leurres que la ville maléfique mettra sur sa route.
Le premier degré de la mise en scène a sans doute participé à décontenancer le public autant que le tout-Hollywood, jamais à court de moqueries concernant le film (quand bien même l’industrie cinématographique repose sur les mêmes mécaniques cradingues). C’est là qu’est l’intelligence de Verhoeven : loin de toute posture hautaine ou méprisante, il adopte les codes esthétiques du milieu avec une maîtrise évidente et les assume jusqu’à l’excès (les scènes de danse et de nu s’éternisent pour dévoiler des chorégraphies formidablement exécutées, sensuelles et pyrotechniques). Moins qu’une dénonciation didactique d’un système ingrat et déshumanisant, le film dessine, derrière une apparente apologie du vulgaire (si tant est qu’il s’agisse toujours de vulgarité) un portrait particulièrement détaillé et sans doute véridique d’un monde enivré par sa propre folie.
Une subversion portée à bras-le-corps par le personnage de Nomi. Belle intelligence de la part de Verhoeven et son scénariste Joe Eszterhas que de substituer à l’archétype de la belle ingénue celui d’une femme multi-facettes, tantôt naïve et facétieuse, tantôt impulsive et revancharde. La première séquence la cerne toute entière avec brio : marchant sur une aire de repos pour routiers, milieu ô combien masculin, Nomi apparaît de dos, une veste de cuir clouté sur les épaules, l’allure surprenamment androgyne. Prise en stop par un cow-boy à l’esprit mal tourné, la jeune femme ne mettra pas longtemps à montrer son goût pour l’autodéfense, un cran d’arrêt à la main. Nomi apparaît ainsi comme l’une des expressions les plus éclatantes de la féminité verhoevenienne – complexe, insaisissable, autonome et puissante. Un corps qui bouillonne d’une énergie échappant aux dogmes et à l’autorité patriarcale.
Nomi a bien compris le pouvoir de fascination que son corps exerce sur les hommes et en use pour leur tourner la tête à son avantage, du simple apprenti chorégraphe prêt à se battre pour elle (Glenn Plummer) au golden boy dont elle veut devenir la nouvelle muse (Kyle MacLachlan et sa mèche légendaire). Une attitude provocante et manipulatrice qui attise les convoitises et les rivalités. La relation entre Nomi et Crystal (la trop rare Gina Gershon), star de la revue inquiète de se voir remplacée par plus jeune qu’elle, synthétisera ce rapport de force. Par la récurrence des jeux de miroirs, Verhoeven dessine en Crystal une figure tridimensionnelle : tour à tour idole vénérée dans son habit de lumière, puis adversaire rusée surplombant une Nomi éplorée, et enfin projection du futur qui l’attend si elle laisse le système la dévorer pleinement. Au fond, Crystal est un personnage maudit, condamné à ne jamais plus exister que par le prisme du show.
C’est un événement particulièrement cruel (un viol dont Verhoeven nous donne à voir tous les détails sordides) qui achèvera de sortir Nomi de son microcosme de paillettes… du moins pour un temps, le dernier plan laissant penser qu’elle quitte le piège de Vegas pour un autre, le star-system californien. Sur la piteuse scène d’un stripclub ou sous les projecteurs d’un théâtre luxueux se joue au fond la même infâme mécanique : celle d’une industrialisation des corps, devenus objets marketing à la merci d’une économie phallocrate. Un monde qui n’est pas prêt à accueillir une femme émancipée telle que Nomi, qui restera in fine seule maîtresse de sa vie, de son destin et de son corps (cf. la scène de sexe culte dans la piscine, où Nomi renverse le jeu de pouvoir machiste et utilise son partenaire pour son propre plaisir).
Conséquence la plus triste de l’échec du film : Elizabeth Berkley, dont la carrière aurait dû prendre son envol après une performance aussi sidérante, connaîtra la même débâcle que son personnage. Il faut croire qu’à Hollywood comme à Vegas, les femmes de pouvoir n’ont pas leur place. De là à dire que Paul Verhoeven mettait en évidence, déjà à l’époque, les problématiques mises en lumière par les récents mouvements féministes et la déferlante #MeToo, il n’y a qu’un pas…
Showgirls / De Paul Verhoeven / Avec Elizabeth Berkley, Gina Gershon, Kyle MacLachlan / France – Etats-Unis / 2h11 / 1995.
Trop en avance et incompris le Paulo visiblement. Je n’ai pas encore vu le film mais après lecture, je suis chaud. 😉
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