Le Dernier duel

Au cinéma le 13 octobre 2021

Le Dernier duel
© 2021 20th Century Studios

Dans la France du XIVe siècle, deux chevaliers s’apprêtent à s’affronter sous le regard du roi. Comment Jean de Carrouges et Jacques le Gris, autrefois amis et compagnons d’armes, en sont-ils venus à se livrer un duel à mort ? Le Dernier duel apporte trois réponses à la question, le même récit étant raconté successivement du point de vue de chaque protagoniste : Carrouges, Le Gris, et la femme du premier, Marguerite.

Avec ce Dernier duel, Ridley Scott semble avoir déstabilisé ceux qui s’attendaient à un nouveau Gladiator. Lorsque le titre du troisième chapitre s’affiche, « La vérité selon Marguerite », on entend des soupirs. Certains spectateurs estiment peut-être que cette troisième version n’a rien à leur apporter, et que la vérité a été faite sur l’affaire dès la deuxième. Mais c’est là toute la subtilité du film : son intérêt ne réside pas dans la résolution progressive d’un mystère, mais dans la façon dont les faits sont racontés ; pas dans la conclusion du récit, mais dans ses étapes. On compare volontiers le film à Rashōmon d’Akira Kurosawa (1950) ; mais si le synopsis est semblable (lors d’un procès, trois témoins racontent leur version des faits), le principe qui le sous-tend est fondamentalement différent. Dans Rashōmon, tous les témoins mentent, et leurs récits n’ont rien à voir les uns avec les autres ; en revanche, dans Le Dernier duel, tout le monde dit la vérité – ou plutôt, personne ne dit rien, puisque les différents chapitres ne sont pas des témoignages comme dans Rashōmon, mais des flashes-back adoptant des points de vue différents sur les mêmes faits.

Le Dernier duel est donc un film sur la subjectivité de l’expérience : Jean de Carrouges se voit en noble chevalier, mais le récit de Jacques révèle son caractère vaniteux et colérique. Jacques le Gris pense être un subtile séducteur, mais le récit de Marguerite dévoile sa bêtise et sa violence. D’innombrables détails changent d’un chapitre à l’autre : Carrouges s’attribue des paroles prononcées par Le Gris (à moins que ce ne soit l’inverse), Le Gris perçoit comme passionné un simple baiser de salutation de la part de Marguerite… Plus passionnantes encore sont les variations de la mise en scène ; ainsi, le viol vu par Le Gris est filmé de la même façon qu’un jeu auquel il se livrait plus tôt dans le film, sous une multitude d’angles, avant qu’il ne parvienne à attraper sa proie ; mais pour la même scène vécue par Marguerite, Ridley Scott ne filme qu’en plans longs avançant irrémédiablement vers elle, bien plus angoissants.

Ces trois récits correspondent donc aussi à trois façons de représenter le viol au cinéma. D’abord, l’ellipse, qui en dissimule la violence (« La vérité selon Jean de Carouges »). Ensuite, la représentation frontale mais aseptisée (« La vérité selon Jacques Le Gris ») ; perçue par les spectateurs contemporains comme un viol, elle ne l’est pas par le violeur, et ne l’aurait peut-être pas non plus été par le public d’une autre époque. Le cinéma pullule de telles scènes où la notion de consentement est plus que floue : Scarlett emportée de force par Butler dans Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), Amy semblant désirer le viol dans Les Chiens de paille (Sam Peckinpah, 1971)… Enfin, le viol dans toute son insoutenable réalité (« La vérité selon Marguerite »), avec ses conséquences psychologiques, et la longue et pénible lutte nécessaire à la victime pour être entendue. Le duel final, classique et efficace, était nécessaire à Ridley Scott pour remplir son cahier des charges, mais il est réduit à un ridicule concours de virilité, puisqu’aucun des deux hommes n’a plus la sympathie du spectateur – et l’on espère seulement que Marguerite ne sera pas condamnée par la défaite de son mari.

Depuis maintenant plusieurs années, Hollywood s’efforce d’introduire avec une subtilité pachydermique les questions de genre, de race, et plus largement d’égalité dans le moindre de ses films, la plupart du temps avec une hypocrisie opportuniste et une maladresse affligeante. Le Dernier duel, lui, parvient à faire d’une problématique féministe un véritable sujet de cinéma. Derrière l’apparente complexité de son dispositif, la leçon en est simple : le seul récit valide est celui des victimes.

Le Dernier duel / De Ridley Scott / Avec Matt Damon, Adam Driver, Jodie Comer, Ben Affleck / États-Unis / 2h33 / Sortie le 13 octobre 2021.

3 réflexions sur « Le Dernier duel »

  1. Excellente critique Ivan, à laquelle je souscris pleinement. Il y a effectivement une légère variation par rapport au modèle japonais que l’on cite abondamment (moi le premier d’ailleurs dans mon propre article). Chacun dit sa vérité et c’est bien là ce qui fait toute la différence. En choisissant un récit médiéval, Scott parvient à mettre de la distance dans le débat, le rend plus riche en même temps plus analytique, voire même plus incisif. Cette mise à distance historique n’empêche pourtant pas la correspondance criante avec le temps présent et ce, comme tu l’écris très bien, de manière autrement plus habile que bien des allusions opportunistes du moment. Décidément, cette réussite inattendue signée Ridley Scott aurait mérité de séduire un plus large public.

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