
On l’avait pas vu venir. Grâce à Capricci, la France découvre avec quelques trains de retard les deux premiers longs-métrages de Tetsuya Mariko, Destruction babies et Becoming Father, sortis respectivement en 2016 et 2018 au Japon, remarqués à l’époque dans plusieurs festivals internationaux. Comme récemment pour le cinéma d’ Hammaguchi, ou plus lointainement les regards de Miike et de Kitano, cet intérêt tardif a l’effet d’une petite bombe et témoigne des ressources toujours vivaces du cinéma nippon. C’est de l’aîné de cette curieuse engeance, récompensé à Locarno ainsi qu’ au Festival des 3 Continents en 2016, qu’il s’agira ici.
Destruction Babies s’ouvre sur les berges portuaires du village de Mitsuhama, au sud du Japon. Déjà, des riffs de guitare discordants lacèrent en off la quiétude du havre de pêcheurs. On le pressent : le récit, la représentation et sa réception seront mis en crise. La séparation de deux frères orphelins en est le catalyseur. Taira, le plus âgé, bagarreur invétéré, est passé à tabac par le gang de Takama sous les yeux de son jeune frère, Shota, avant de disparaître. On le retrouve en ville, à Matsuyama, dans des rixes ultra violentes qui se succèdent incessamment. Très vite, sous les poings enragés et les coups de pieds déchaînés, notre horizon d’attente vacille, piétiné par la rage insatiable de Taira. Paradoxe éclatant : la violence « gratuite » sur laquelle Mariko bâtit son film ne l’est en substance jamais.
Rarement la violence aura été filmée en toute conscience sur un tel mode autotélique. Elle n’a ni cause visible, ni but autre qu’elle-même. Elle ne dit rien mais elle agit, se fond en poétique. Filmée avec distance, souvent en plan moyen, dans une sécheresse redoutable, dans la durée et la répétition, elle s’affirme d’abord en contre-pied de ses représentations habituelles. Son caractère spectaculaire et légitime se voit battu en brèche. Ne reste alors que l’épuisement et son absurdité. Le film se niche au sein de cette esthétique de l’absurde en tant que chaque action n’en est pas une ; le récit et ses personnages disjonctent, débordent, se déstructurent dans une mécanique qui, brillamment, tourne à vide.
Le film de Mariko appartient à cette catégorie des mal aimables qui trouvent dans le malaise un terreau riche en réflexions. Au sens strict dans Destruction Babies, puisque c’est bien notre rapport à la violence qui apparaît renversé pour être interrogé. Vue à travers les écrans, à la télé ou au cinéma, filmée sur téléphone portable, la sauvagerie est attrayante, fascinante. Divertissante. Jusqu’à ce qu’elle nous saute à la gueule. En dépit de sa forme conceptuelle, le film ne s’étouffe pas dans un système intellectuel. C’est le grand tour de force du cinéaste, d’incarner la brutalité, de donner à penser par une épreuve sensible sous un prisme toutefois distancié.
Or il y a tant à penser de cet objet étrange et fracassant. Sans doute que l’ordre ébranlé par l’auteur se révèle non seulement esthétique et narratif, mais aussi sociétal et politique. À la mesure présupposée vertu suprême du Japon, Mariko lui substitue une hubris réelle, celle du rapport de force, de la virilité, de la lutte comme principe d’existence, des médias et du modèle consumériste qui cristallisent ensemble dans l’espace de la ville. La réception de l’œuvre comme métaphore du grippement des valeurs d’un pays qui prône séculairement la quête d’une performance de soi, que les mutations modernes ont sûrement tendu vers le pire, est l’une des plus exaltantes. Les deux frères – privés d’ascendance, rappelons-le – évoqueraient l’état d’âme d’une jeunesse livrée à elle-même par ses aînés dans une jungle où elle ne trouverait plus sa place ni de sens. En somme, voilà un film qui, tant pour ce qu’il augure de la carrière de Mariko que pour son contenu riche et mystérieux, nous laisse bien enthousiastes.
Destruction babies / De Tetsuya Mariko / Avec Yûga Yagira, Masaki Suda, Nijirô Murakami / Japon / 1h 57 min / Sortie le 27 juillet 2022.