
Chaque année depuis 2009, dans le berceau du cinéma à Lyon, se tient le festival Lumière. Une grande manifestation étalée sur 9 jours, chapeautée par Thierry Frémaux, directeur de l’Institut qui l’organise, et où l’amour du 7e art est le seul maître mot. Si depuis sa création l’événement déplace des foules de cinéphiles, comme l’atteste une fréquentation qui ne semble pas avoir faibli malgré les stigmates de la crise covid, il attire aussi en masse les artistes de prestige. Ce n’est pas moins d’une quinzaine d’invités de marque (sans compter tous ceux que Frémaux nomme les amis du festival) qui sont venus rencontrer le public pour présenter leur nouveau film, accompagner une rétrospective ou bien donner une Masterclass.
Permettre de voir ou revoir sur grand écran des classiques restaurés et favoriser les liens entre les artistes et leur public, tels sont les deux principaux crédos qui fondent le caractère exceptionnel du festival dont le temps fort, comme de coutume, fut la remise du prix Lumière. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que Frémaux a fait très fort pour cette quatorzième édition en s’offrant le plus populaire et fantastique des cinéastes, Tim Burton, accueilli en rock star à chaque apparition par des bataillons de fans en délire.
L’idole des milléniaux cinéphiles a gratifié le public d’une Masterclass à l’image de son œuvre, décalée et généreuse, durant laquelle l’auteur a pu revenir sur ses influences, son rapport à la création ou encore ses collaborations compliquées avec les studios hollywoodiens. Si la personnalité truculente de l’artiste a su charmer son auditoire, au gré notamment de quelques anecdotes savoureuses telles que la porte oblique de sa chambre au California Institute of Arts qu’il refaçonna, on regrette que l’échange n’ait pas abordé plus en profondeur l’esthétique de son œuvre, comme si son cinéma, malgré les honneurs, ne pouvait être pris davantage au sérieux. Impossible toutefois de bouder son plaisir alors que l’humour de l’auteur n’a cessé de faire mouche, par exemple quand, suite à la question d’un spectateur sur la possibilité d’un retour à une narration réaliste après Big Eyes, ce dernier répondit facétieusement : « Je ne sais pas ce qu’est la réalité. Parlez-en à mon psychiatre ».

Humble et sibyllin, Lee Chang-Dong a lui aussi été fidèle à l’esprit de ses films lors de sa Masterclass plus confidentielle au Pathé Bellecour. Preuve nouvelle qu’une œuvre d’art reflète la sensibilité de son auteur. Devant un public bien plus réduit mais pas moins enthousiaste ni curieux, le père de la nouvelle génération coréenne a souvent renvoyé la balle au public, esquivant certaines réponses dans une démarche privilégiant toujours le questionnement, la libre interprétation du spectateur plutôt que l’explicitation. Une posture salutaire, dont on ne pouvait que s’attendre de la part d’un artiste aussi subtile et discret.
À côté de cet atout précieux que sont les rencontres, le cinéphile pérégrinant dans la capitale des Gaules a pu se repaître des cinq grandes rétrospectives proposées par le festival, auxquelles s’ajoutaient une série d’autres séances liées à de prochaines ressorties. Pas le temps de lézarder donc, juste celui de passer d’une salle à l’autre, d’une rétro à l’autre, étalées dans toute la ville. Le cinéma de Burton était bien sûr à l’honneur, le cinéaste ayant d’ailleurs offert quelques apparitions surprises à certaines projections, ainsi que l’œuvre de Sydney Lumet, un échantillon de films de Mai Zetterling et d’André de Toth. Mais c’est une autre rétrospective qui a principalement retenu notre attention. Celle consacrée à Louis Malle, qui amorce la ressortie dès le 9 novembre prochain de treize de ses films par Malavida en copie restaurée.
Un peu surprenamment – et c’est là que transparaît l’indéniable attractivité du festival – l’accès à ces séances rapidement prises d’assauts a nécessité quelques luttes qui ont porté leurs fruits puisqu’on a pu profiter entre autres d’une projection exceptionnelle en 4K de Lacombe Lucien (1974) au cinéma Opéra. Une restauration qui redonne à la photographie de Delli Colli toute sa splendeur, celle du soleil cuisant d’un été dans le Gers où l’on s’ennuie fort, adolescent, au point de s’enrôler dans la police allemande, un mois de juin 1944. Ce récit d’un jeune basculant fortuitement dans le collaborationnisme par inconséquence plutôt que malveillance, qui fit scandale à sa sortie (Quel Malle en France n’a pas eu ce destin ?), offre une approche de ce qui définit l’essentiel du regard de l’auteur : son refus de la morale et d’une psychologie lisible, et facile.

Le rythme de la rétrospective a pu donner l’occasion d’éprouver au fil des projections l’étonnante imprévisibilité de son cinéma. D’un noir et blanc profond dans Ascenseur pour l’échafaud (1958) à ce bonbon multicolore qu’est Zazie dans le métro (sorti deux ans plus tard, en 1960). Avec cette version filmique du roman de Queneau, Malle réalise le grand film burlesque au nappage Nouvelle Vague, mais surtout l’exemple de ce que doit être une adaptation : le transfert d’un langage à un autre. La langue fantaisiste et musicale de Queneau devient ainsi chez Malle une explosion de formes et d’effets de cinéma dans un rythme jazzique qui déborde et dévaste tout, jusqu’aux décors du film. On a pu voir également des œuvres un peu oubliées, telles que La Petite (1978) issu de sa période américaine, reconstitution réaliste et picturale du milieu de la prostitution à la Nouvelle Orléans, ou Le Souffle au coeur (1971), sans doute l’un de ses plus dérangeants – parce qu’il traite du tabou de l’inceste – mais aussi l’un de ses plus légers. C’est le talent de Louis Malle, de parvenir à mêler continûment les tons et sentiments contraires, par-delà bien et mal.
En marge de ces rétrospectives, car le festival Lumière ne promeut pas seulement le cinéma de patrimoine, nous avons pu assister à plusieurs avant-premières événements, en présence des réalisateurs. Iñárritu est venu présenter son dernier long-métrage Bardo, fausse chronique de quelques vérités, produit par Netflix. Et ceux qui étaient présents s’accorderont sans doute sur un point : le visionner sur son écran d’ordinateur ou sa télévision relèvera d’un âpre défi pour nombre d’abonnés à la plateforme, tant Iñárritu se plaît à tordre les conventions narratives dans ce film « très mexicain, très guacamole », pour le citer, ample et dilaté comme un roman de Márquez (le film dure trois heures), libre et disruptif à l’image de l’esprit. Avec cette œuvre somme où la réalité se dérobe sans temps mort, l’auteur de Birdman trouve le terrain idéal pour sa démesure formelle, souvent décriée par les critiques, avec lesquels il s’amuse par ailleurs à régler quelques comptes au détour d’une séquence hautement métadiscursive et jubilatoire.

Valéria Bruni-Tedeschi est aussi venue montrer son nouveau film, Les Amandiers, sélectionné en mai dernier en compétition à Cannes. Évoquant ses années de formation au théâtre éponyme de Nanterre, fondé par les regrettés Pierre Romans et Patrice Chéreau, le film séduit par sa sincérité et sa mélancolie nichée dans chaque pore des images tournées en pellicule. Au-delà de la nostalgie prégnante, de la romance et du récit initiatique, ce qu’il est tout à la fois, le film de Tedeschi fait surtout ressentir l’ontologie théâtrale selon laquelle jouer, c’est vivre, et vivre, c’est jouer.
Enfin, on a pu découvrir un autre film, hélas estampillé Netflix : le Pinocchio de Guillermo del Toro et Mark Gustafson. Privés de la présence de l’auteur de Hellboy, retenu par un drame personnel, on a dû se contenter de l’œuvre. Et quelle œuvre ! Del Toro parvient à réinventer le conte de Collodi avec une brillance plastique et poétique éblouissante ; il réussit à redonner du souffle et du relief à un récit d’éducation devenu double, en tant que celle-ci concerne non seulement le jeune Pinocchio, mais aussi Gepetto qui en apprend sûrement bien autant, si ce n’est plus, que le garçon de bois. Ainsi, loin d’être une énième adaptation, Pinocchio par Del Toro bouleverse par sa puissance morale et philosophique.
C’est sur cette projection que s’est donc achevée notre aventure lyonnaise, couronnant une édition particulièrement riche, variée dans sa programmation, et enchanteresse comme une échappée burtonienne.